Épidémie, 6/ Peste et violences antijudaïques

Le coronavirus a ressuscité l’image de la Peste noire, la plus célèbre et la plus terrible des épidémies médiévales. Pour mieux comprendre ce phénomène, derrière les parallèles un peu rapide, Actuel Moyen Âge vous propose une série de courts articles sur cette peste – quitte à être confinés, autant se cultiver un peu !

Retrouvez tous nos articles sur la Peste médiévale dans ce sommaire !

Épisode 6/ Peste et violences antijudaïques

C’est un élément bien connu : la Peste noire entraîne, en Occident, des violences contre les minorités. Partout, on s’en prend aux mendiants, aux étrangers, aux lépreux… et aux juifs. Aujourd’hui, zoom sur l’exemple de Tàrrega, en Catalogne.

Ce qu’il s’est passé

La première source, c’est le récit d’un rabbin, Hayyim Galipapa, qui vit dans la ville de Huesca. Il montre bien que ces violences antijuives se diffusent, comme la Peste et au même rythme : il y a d’abord des attaques contre les juifs à Hyères, puis à Toulon, puis à Montpellier, etc, jusqu’à Barcelone, Cervera et enfin Tàrrega. Les violences suivent de peu la Peste : les premiers cas de la maladie sont attestés le 15 mai 1348 à Barcelone, et dès le 17 le quartier juif de la ville est pris d’assaut par une foule déchaînée.

A Tàrrega, la maladie arrive probablement vers le 30 juin. Le 6 juillet, les habitants s’en prennent aux juifs de la ville. On ne sait pas d’où part l’émeute. Mais on sait qu’une foule furieuse brise les portes du quartier juif – à l’époque, les Juifs vivent dans un quartier séparé –, brûle des maisons et massacre la quasi-totalité des juifs de la ville. Selon le texte royal rédigé après, « les Juifs furent assassinés et gravement battus et les agresseurs leur infligèrent blessures, coups, insultes, vols et autres terribles atrocités ». Les sources mentionnent environ 300 victimes.

Tome commune de Tàrrega, FS 161.
Source : Colet et alii (cf « Pour en savoir plus »)

Et c’est là que les archéologues interviennent. En effet, à partir de 2007, ceux-ci fouillent ce qui est peu à peu identifié comme le cimetière juif de la ville. Et découvrent plusieurs « tombes communes », ce qui est contraire au rituel juif. Ces tombes montrent des signes d’enterrement à la hâte : on y a enterré en masse des cadavres tout habillés. Plusieurs sont visiblement morts de mort violente : crânes enfoncés, bras brisés, etc. Un homme a reçu 12 fractures mortelles sur le crâne… Tous les âges et tous les sexes sont attestés, depuis de très jeunes enfants jusqu’à des vieillards. Ces tombes ont été datées (grâce à la stratigraphie et aux pièces de monnaie qu’on y a trouvées) de 1348. Aucun doute : c’est là qu’ont été enterrés les Juifs massacrés durant la vague de Peste. Ces cadavres ont tous la tête tournée vers l’ouest, conformément au rite juif : il est donc certain qu’ils ont été enterrés par des juifs. On voit donc que l’archéologie vient à la fois confirmer les sources écrites (il y a bien eu des Juifs massacrés en 1348), les infirmer sur certains points (tous les Juifs de la ville n’ont pas été tués) et enfin les nuancer (impossible de dire s’il y a eu ou non 300 morts car toute la zone n’a pu être fouillée).

Pourquoi tuer des Juifs ?

Mais pourquoi attaquer les juifs ? Selon Galipapa, les chrétiens blâment les juifs pour la maladie : « tout ce qui arrive est la faute des fils de Jacob ! Leurs péchés ont irrité Dieu qui punit le monde ! ». L’antijudaïsme existe depuis plusieurs siècles en Occident. Les Juifs, tout comme les lépreux, forment de commodes boucs émissaires, à la fois très présents dans les communautés urbaines, très visibles car socialement et économiquement distincts, et toujours radicalement autres. Il font l’objet de violences à la fois structurelles et conjoncturelles. En gros, à chaque fois que ça va mal, on s’en prend aux Juifs.

Emile Schweitzer, Pogrom de Strasbourg en 1349, huile sur toile, 1894. Source : Wikicommons

Or, là, pour le coup, ça va vraiment mal. Car la maladie est non seulement terrifiante, mais aussi mystérieuse : on ne comprend pas comment elle se répand et on ne sait pas la combattre. Il est plus facile dès lors d’imaginer qu’elle est répandue par des Juifs, des ennemis bien réels qu’on peut attaquer, chasser ou tuer. A Tàrrega, les chrétiens hurlent ainsi « morts aux traîtres ! ». Ailleurs, on accuse les Juifs d’empoisonner les puits des chrétiens.

En outre, la Peste frappe une région en crise depuis plusieurs décennies. Depuis 1333, les famines et les crises économiques s’enchaînent. Les gens empruntent de plus en plus d’argent… et les usuriers sont juifs. Cela a donc contribué à alimenter un antijudaïsme diffus. Lors des pogroms de 1348, les sources mentionnent significativement qu’on s’en prend à la fois aux corps et aux biens des Juifs, mais aussi à leurs outils de travail : en particulier, les chrétiens brûlent les reconnaissances de dette, ce qui empêche ensuite les Juifs de récupérer l’argent qui leur est dû…

Que fait le pouvoir royal ?

Dans la péninsule Ibérique, comme globalement partout en Occident, les Juifs sont protégés directement par le roi. Il le rappelle d’ailleurs dans le récit du pogrom : les habitants de Tàrrega, « poussés par le diable, ont oublié à la fois la peur de Dieu et notre autorité et ont gravement offensé notre majesté ».

Le roi réagit donc avec force aux massacres. Fin mai – donc 12 jours après l’attaque à Barcelone – le roi écrit à ses officiers des villes de Catalogne pour leur ordonner de mieux sécuriser les quartiers juifs, de protéger les juifs et leurs biens « par tous les moyens » et de punir « avec férocité » ceux qui les agresseraient. Evidemment, ça ne suffit pas puisqu’à Tàrrega le massacre a lieu plus d’un mois après les consignes royales… Preuve d’un décalage entre le normatif – ce qu’ordonne le roi – et la réalité.

Après les violences, le roi tente de rétablir l’ordre. Cela passe par la justice : des enquêtes ont lieu pour punir les coupables. Cela passe aussi par le rétablissement de l’activité économique : en juin 1349, le roi émet un édit absolvant les Juifs de toute amende ou pénalité s’ils commettent des erreurs en récupérant des dettes dont « les preuves sur papier n’existent plus ». Mais, à Tàrrega, on n’a plus aucune trace de telles activités : les Juifs survivants sont visiblement trop effrayés pour oser réclamer l’argent qu’on leur doit…

La maladie joue ainsi le rôle de catalyseur, cristallisant des tensions, attisant des haines diffuses. Alors que la priorité du gouvernement est clairement de détruire les acquis sociaux et pas de protéger les plus faibles – ou les soignants -, veillons à ce que cela ne nous arrive pas.

La suite au prochain épisode !

NB : les membres d’Actuel Moyen Âge tiennent à affirmer leur soutien et leur admiration pour les personnels soignants, au premier plan d’une très sérieuse lutte contre le coronavirus après des années d’une politique d’austérité.

Pour en savoir plus

Anna Colet, Josep Xavier Muntané et alli, « The Black Death and its Consequences for the Jewish Community in Tàrrega : lessons from History an Archeology », dans Monica Green (éd.), Pandemic disease in the Medieval world, 2014, p. 63-96.

Josep Xavier Muntané, « Au carrefour des documents: la Peste Noire à Tàrrega (Catalogne) et ses conséquences pour les juifs de la ville », dans Emma Abate et François Clément (dir.), Epidémies, épizooties, Rennes, PUR, 2017, p. 73-82.

32 réflexions sur “Épidémie, 6/ Peste et violences antijudaïques

  1. Bonjour, merci pour vos articles extrêmement intéressants et bienvenus en ces temps de confinement! La LICRA a pointé récemment des accusations similaires envers Juifs au sujet du CoVid-19. Incroyable de voir jusqu’où vont les parallèles…

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    1. oui j’ai vu ! J’ai aussi vu passer un article du New York Times disant qu’aux Etats-Unis c’était pareil. C’est en effet une permanence de notre imaginaire qui est assez impressionnante (et terrifiante).

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  2. Chercher des boucs émissaires est dans la nature de l’humain. On commence actuellement à se faire insulter par des personnes âgées quand un enfant sort le bout du nez de la maison, un comble… Merci en tous cas pour vos précieux articles, très accessibles.

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  3. J ai adoré le livre bravo pour ce que vous faites et la remarque sur les soignants que tout le monde adore maintenant mais qui ont été vilipendés par les différents gouvernants comme sources de dépenses inutiles . Continuez et merci bcp

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  4. L’antisémitise s’est aussi toujours nourri du caractère diasporique et nomade de l’implantation et de la présence juive en occident, du pain béni pour les idiots de tous poils pour faire des parallèles avec un virus…

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