Épidémie, 20/ La Peste, le peintre et les chapelles

Le coronavirus a ressuscité l’image de la Peste noire, la plus célèbre et la plus terrible des épidémies médiévales. Pour mieux comprendre ce phénomène, derrière les parallèles un peu rapide, Actuel Moyen Âge vous propose une série de courts articles sur cette peste – quitte à être confinés, autant se cultiver un peu !

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Épisode 20/ La Peste, le peintre et les chapelles

On dit beaucoup ces temps-ci que la crise du Covid-19 nous changera, nous personnellement, mais changera également la société, que rien ne sera plus comme avant. S’il faut se méfier d’une telle rhétorique, force est de constater que les grandes crises peuvent parfois changer des mentalités sur le long terme.

Il a été beaucoup écrit autour de la manière dont la peste a influencé les représentations et la culture de la fin du Moyen Âge. De nouveaux genres picturaux apparaissent et de nombreux historiens et historiens de l’art ont travaillé sur la manière dont la catastrophe a un impact sur le style des artistes. La peste touche l’art et les artistes comme les autres et ceux-ci se font souvent les caisses de résonance des préoccupations de leurs contemporains.

Tous étaient frappés…

La peste touche les artistes d’abord parce qu’eux-mêmes n’échappent pas à la mort … En Italie, nous sommes au milieu du XIVe siècle dans une période de profond renouvellement, notamment autour de l’école du peintre Giotto. Celui-ci meurt peu avant la Peste noire, mais l’épidémie décime ses élèves et propulse sur le devant de la scène les survivants. C’est ainsi par exemple qu’Andrea di Cione, dit Orcagna, émerge sur le marché de l’art florentin ; formé auprès de Giotto, il survit alors que les principaux élèves du maître sont décédés.

Les peintres comme leurs commanditaires sont préoccupés par la mort qui les entoure. On trouve peu de représentations de la peste en tant que telle. Cependant, l’influence de l’évènement est sensible dans les représentations, qui, selon l’historien de l’art Millard Meiss, ont tendance à revenir sur certaines expérimentations du début du XIVe siècle : les œuvres sont plus hiératiques, moins narratives. Alors que Giotto avait beaucoup expérimenté sur la perspective et la représentation de l’espace, ses successeurs reviennent à des représentations plus frontales. La différence est particulièrement marquante si l’on compare par exemple ces deux retables, l’un de Giotto peint entre 1315 et l’autre de son élève Orcagna, peint en 1357.

Giotto, Retable Stefaneschi de Giotto, entre 1315 et 1320, Pinacothèque vaticane
Andrea Orcagna, Retable de la chapelle Strozzi, 1357, Santa Maria Novella, Florence

Des commandes de partout

Au-delà des comparaisons stylistiques, l’effet de la peste sur l’art peut également être abordé par le biais des clients : ceux qui commandent des œuvres, sans tenir le pinceau eux-mêmes, mais ont parfois des requêtes très précises. L’historien Samuel Cohn a ainsi étudié les testaments et les legs des Florentins avant et après la peste noire, pour relever les commandes artistiques réalisées au moment des dernières volontés du légataire. Parmi ces œuvres, peu sont identifiables ou nous sont parvenues, mais elles nous permettent malgré tout de comprendre la manière dont l’art et la mort étaient liés durant cette période.

Ces testaments permettent de retracer l’ampleur des commandes artistiques dans la deuxième moitié du XIVe siècle, touchant non seulement l’élite florentine, mais aussi les artisans, le « peuple gras ». Même les paysans alentours sont touchés, à l’image de ce Nullus fils de Pepus, habitant dans la campagne entre Pérouse et Todi, qui commande en 1348 la réalisation d’une image de la Vierge en majesté, qu’on doit placer au-dessus de sa tombe dans l’église de son village. Les chapelles sont commandées par les nobles, mais pas uniquement : en 1416, c’est un cordonnier de la petite ville de Vinci qui demande de réaliser une chapelle funéraire et laisse 50 florins sur ses biens pour cela.

La mort et la mémoire

L’inflation des commandes funéraires s’observe dès la peste de 1348. Mais c’est surtout la deuxième peste, celle de 1362, qui modifie ces pratiques en profondeur. Les commandes affluent, se font plus précises et exigeantes sur l’aménagement des chapelles ou le type de représentation artistique demandée. Les commandes insistent également de plus en plus sur la commémoration du mort et de son lignage : les artistes doivent représenter les armoiries de la famille, le mort et ses ancêtres doivent être représentés agenouillés devant les personnages sacrés.

Parmi ces commanditaires, les femmes ne sont pas en reste et représentent un quart des commandes artistiques rassemblées. Une veuve de Pérouse en 1389 donne toutes ses terres pour faire construire une chapelle et un tableau qui doit représenter la Vierge, saint Pierre et saint Paul, ainsi qu’une figure qui « soit à l’image de la testatrice […] pour [célébrer] sa véritable mémoire ». Plus tard, en 1411, un artisan lainier d’Arezzo demande même à ce que son portrait soit réalisé sur l’autel de sa chapelle funéraire. La commande artistique devient un véritable « culte de la mémoire » qui s’étend à toutes les couches de la société. Les donateurs, du noble au boutiquier en passant par le travailleur de la laine et le paysan utilisent l’art pour célébrer leur mémoire et celle de leur famille.

Les transformations des mentalités induites par la peste ne se font pas du jour au lendemain. En l’occurrence, le retour de l’épidémie 14 ans plus tard aura un effet déclencheur encore plus fort que la première vague. L’art se fait le reflet de ces transformations, dans les choix stylistiques des artistes comme dans la manière dont la société s’approprie les formes artistiques dans de nouvelles préoccupations. Qui sait ce que la nôtre inventera ?

La suite au prochain épisode !

NB : les membres d’Actuel Moyen Âge tiennent à affirmer leur soutien et leur admiration pour les personnels soignants, au premier plan d’une très sérieuse lutte contre le coronavirus après des années d’une politique d’austérité.

Pour aller plus loin :

  • La première partie de cet article est largement inspiré des cours d’Etienne Anheim, « La peinture italienne, XIVe-XVe siècle », UVSQ, 2016-2017.
  • Millard Meiss, La Peinture à Florence et à Sienne après la peste noire : les arts, la religion, la société au milieu du xivesiècle, Paris, Hazan, 2012.