Épidémie, 26/ La peste, une aubaine pour les femmes ?

Le coronavirus a ressuscité l’image de la Peste noire, la plus célèbre et la plus terrible des épidémies médiévales. Pour mieux comprendre ce phénomène, derrière les parallèles un peu rapide, Actuel Moyen Âge vous propose une série de courts articles sur cette peste – quitte à être confinés, autant se cultiver un peu !

Retrouvez tous nos articles sur la Peste médiévale dans ce sommaire !

Depuis le début du confinement, de nombreuses associations de lutte contre les violences faites aux femmes alertent les pouvoirs publics sur l’augmentation des violences intrafamiliales et conjugalesune hausse qui atteignait 30 % dès le 26 mars, soit 10 jours seulement après le début du confinement. Pourtant, au Moyen Âge, les grandes vagues de peste qui débutent en 1348 offrirent aux femmes de nombreuses possibilités pour s’affranchir.

Enfin de la place sur le marché du travail !

« Eve filant », Hunterian Psalter, Glasgow University Library MS Hunter 229 (U.3.2), folio 8r, vers 1170

Dans une Europe vidée en 1348 de près d’un tiers de sa population, la main-d’œuvre se fait rare, alors que le nombre de champs ou de têtes de bétail, lui, n’a pas bougé. Les employeurs ne peuvent plus se permettre le luxe de faire la fine bouche en n’employant que des hommes et sont contraints d’embaucher aussi des femmes. Celles-ci travaillaient déjà bien avant la peste, dans les champs, les ateliers d’artisans, les fabriques de textile, et au foyer bien sûr, mais elles étaient peu voire pas du tout rétribuées pour ce travail. La Grande Peste facilite leur accès à un travail salarié reconnu : dans les campagnes où elles sont employées comme travailleurs agricoles ou pour garder les troupeaux, et dans les villes comme main d’œuvre dans les ateliers, notamment de fabrication textile.

En position de force, elles parviennent même à obtenir des hausses de salaire : en Angleterre, le salaire journalier des femmes qui assistaient les couvreurs de toit passe d’un penny avant la peste (soit la moitié du salaire d’un travailleur non qualifié) à deux pence dans les années 1360 et presque trois pence à la fin du XIVe siècle, alors que les salaires des maîtres couvreurs n’augmentent que d’un tiers pendant la même période. A Saragosse, les femmes reçoivent environ 2,5 litres de blé par jour avant la peste de 1348 et 6,5 en 1355.

Choisir son mari

Cette autonomie obtenue par le salariat n’est pas anodine, puisqu’elle permet aux femmes de choisir quand et avec qui se marier ! En effet, au Moyen Âge, impossible pour une femme de se marier sans apporter une dot, c’est-à-dire des biens ou de l’argent qu’elle confie à son mari. D’habitude, c’est le père qui dote sa fille et qui décide par conséquent lequel de ses amis ou alliés elle épousera ou l’âge auquel elle se mariera. L’âge légal du mariage varie fortement au Moyen Âge selon les moments et les lieux, oscillant entre 12 ans, âge minimum imposé par l’Église , et 15 ou 16 ans.

Or, une femme salariée est une femme qui n’a pas besoin de réclamer une dot à son père, et qui peut donc décider de se marier plus tard ou d’épouser qui bon lui semble (enfin presque). La pénurie de main-d’œuvre engendre, dans l’Angleterre étudiée par Jeremy Goldberg, un afflux de travailleuses (et aussi de travailleurs) célibataires depuis les campagnes vers les villes. Salariées jouissant d’un haut pouvoir d’achat, loin de leur familles et de la pression qu’elle peut exercer pour le mariage, ces femmes se marient en moyenne plus tard (19 ans à Londres au XVe siècle) et une plus grande proportion d’entre elles demeure célibataire.

De riches héritières

Autre conséquence du creux démographique : il devient beaucoup plus facile aux filles de récupérer des héritages. En effet, avant les épidémies de peste, les lois des villes italiennes excluent les filles de la succession si des hommes – souvent leurs frères ou leurs neveux – leur font concurrence : les mâles captent alors la totalité de la succession de Papa ou de Maman. Mais en 1348, quand un tiers de l’Europe trépasse, il devient de plus en plus difficile de trouver un héritier mâle survivant… et les filles empochent la cagnotte. Cet héritage est d’autant plus intéressant que, comme on l’a dit plus haut, il permet de financer une dot, donc de choisir quand et avec qui se marier (vous avez compris l’idée). A Padoue, après les épidémies de peste de 1348 mais aussi de 1362 et de 1405, on observe chez les notaires une hausse des contrats de dot où c’est l’épousée et non son père qui paie sa dot.

Le retour de bâton : l’exclusion successorale

Malheureusement, cet état de grâce patrimonial ne dure pas, et les femmes sont bien vite remises à leur place. Pour faire face à cette épidémie d’héritages tombant dans une escarcelle féminine, les hommes qui gouvernent les villes italiennes durcissent drastiquement les lois successorales : désormais, selon les endroits, les femmes peuvent être exclues de la succession par leurs frères, mais aussi leur grand-père, leurs oncles, leurs cousins… Une première vague de réformes intervient au lendemain de la Grande Peste de 1348 : à Florence, en 1351, on interdit à la mère et à toutes ses ascendantes de recueillir l’héritage des enfants. Une deuxième vague arrive après les épidémies de peste du début du XVe siècle, moins connues mais presque aussi violentes : à partir de 1420, à Padoue, les filles peuvent même être exclues de la succession par leurs cousins jusqu’au quatrième degré (c’est-à-dire tous les descendants de leur arrière-arrière-grand-père) !

Les circonstances démographiques exceptionnelles causées par la peste ont donc offert aux femmes une petite bouffée de liberté économique, notamment dans le Nord de l’Europe, mais malheureusement vite réprimée par les révisions de la loi successorale et la fermeture du marché du travail aux femmes dans la deuxième moitié du XVe siècle.

La suite au prochain épisode !

Solène Minier

NB : les membres d’Actuel Moyen Âge tiennent à affirmer leur soutien et leur admiration pour les personnels soignants, au premier plan d’une très sérieuse lutte contre le coronavirus après des années d’une politique d’austérité.

Pour en savoir plus

  • Jeremy Goldberg, Women in Medieval English Society, Phoenix Mill, Sutton Publications, 1997
  • Isabelle Chabot, « Le gouvernement des pères : l’État florentin et la famille (XIVe-XVe siècles) », dans Boutier, Landi et Rouchon (dir.), Florence et la Toscane. XIVe-XIXe siècles. Les dynamiques d’un État italien, Rennes, PUR, 2004, p.241-264
  • Tine De Moor et Jan Luitan Van Zanden, « The European Marriage Pattern (EMP) and Labour Markets in the North Sea Region in the Late Medieval and Early Modern Period » dans The Economic History Review, vol. 63, février 2010, p.1-33

Cet article a été adapté en format BD (!) : https://twitter.com/Tthal01/status/1270009222764343298/photo/1