Le coronavirus a ressuscité l’image de la Peste noire, la plus célèbre et la plus terrible des épidémies médiévales. Pour mieux comprendre ce phénomène, derrière les parallèles un peu rapide, Actuel Moyen Âge vous propose une série de courts articles sur cette peste – quitte à être confinés, autant se cultiver un peu !
Retrouvez tous nos articles sur la Peste médiévale dans ce sommaire !
Épisode 21/ que faire des cadavres ?
En temps d’épidémie, les sociétés se trouvent confrontées à des questions très concrètes : notamment, que faire des milliers de cadavres qui affluent en temps record ? Une question qui se pose encore aujourd’hui, forçant à créer des morgues en urgence ou à adapter certaines règles funéraires. L’archéologie permet de répondre – en partie – à la question pour la Peste noire.
Cet article a été coécrit avec Juliette Cazes, qui tient l’excellent site Le Bizarreum : allez jeter un œil !
Trop de cadavres = plus de cimetières
De nombreuses sources littéraires indiquent que les cadavres posent problème : personne n’osant les ramasser, ils restent dans les habitations pendant plusieurs jours. La pollution olfactive est mentionnée par de nombreux chroniqueurs. On sait aussi que les villes, quand une vague de peste se déclenche, essaient aussitôt de recruter des fossoyeurs, quitte à augmenter les salaires de ces métiers pour tenter de les rendre plus attractifs. Et si vraiment on ne trouve pas de volontaires, on embauche des forçats…
Les villes créent également de nouveaux cimetières : ainsi de l’aître Saint-Maclou à Rouen, probablement créé en 1348 car le cimetière de la paroisse ne pouvait pas suffire à accueillir tous les morts. A Londres, l’archevêque achète durant l’été 1348 un grand terrain vague pour y créer un nouveau cimetière… A Majorque, les autorités réquisitionnent les jardins d’un couvent pour y enterrer des morts en urgence. Dans un autre cimetière londonien, les fossoyeurs reçoivent l’ordre en août 1349 de creuser plusieurs centaines de tombes en avance, pour se préparer à la vague de décès que va apporter la « grande mortalité ». Au Moyen Âge, le cimetière est souvent un lieu de vie, inséré dans le tissu urbain. L’épidémie force au contraire parfois à repousser les cimetières à l’extérieur, faute de place.
Gérer les morts
L’abondance de cadavres peut forcer à prendre des mesures encore plus drastiques et notamment à creuser des fosses communes. Les archéologues en retrouvent assez souvent : ainsi de l’abbaye de Thornton, dont les moines creusent une grande tombe commune accueillant 48 cadavres de tous les âges, probablement inhumés en un ou deux jours. Soit dit en passant, il s’agit de fouilles passionnantes, qui mobilisent archéologie, archéo-anthropologie, paléopathologie et microbiologie (pour déterminer la présence ou non de Yersinia Pestis).
Des fosses communes, donc. Or, normalement, selon les rituels chrétiens, les tombes sont censées être individuelles : il s’agit donc d’un pas de côté par rapport aux pratiques funéraires normales de l’époque, imposé par l’urgence de la situation.
La Peste nous lègue également des mots. Par exemple le terme de « corbillard », qui désigne un véhicule dans lequel sont transportés les morts, vient de Corbeil-Essonnes ! Eh oui, Paris évacue alors ses très nombreux morts dans des bateaux à fond plat, utilisés normalement pour approvisionner la capitale en blé, qui viennent de Corbeil et sont appelés à l’époque des Corbeillards : d’où corbillards !

Enterrer dans l’urgence… mais pas dans la panique
Dans ces fosses communes, les conclusions des archéologues sont toujours les mêmes. Les morts ont clairement été enterrés en urgence, à des stades très peu avancés de décomposition, ce qui indique qu’on considérait comme une priorité de se débarrasser le plus rapidement possible des cadavres.
Mais en même temps, partout, les corps ont été enterrés avec soin. Très souvent, même dans les fosses communes, il y a des cercueils ou à défaut des linceuls. Même quand il n’y en a pas, les corps ont été placés avec soin, de sorte à ne pas se superposer. Ils sont placés sur le dos, les mains jointes, la tête orientée à l’ouest. Bref, on a respecté le rite chrétien. Assez souvent, ils sont enterrés dans des sépultures individuelles. De même, ils ont presque toujours été déshabillés avant – on ne retrouve quasiment pas d’objets ou de morceaux de vêtements – ce qui indique un soin post-décès, même sommaire.
Enfin, on n’a aucune preuve qu’on ait brûlé les corps. La crémation n’est plus pratiquée en terre chrétienne depuis le IIe siècle et clairement les sociétés ne changent pas sur ce point. Au XVIe siècle, des médecins comme Ambroise Paré ou Thomas Bartholin recommandent de brûler les corps, mais ces mesures ne sont pas appliquées avant le XIXe siècle. De même, il faut attendre le XVIe siècle pour qu’on commence à utiliser de la chaux : les pratiques funéraires évoluent à mesure que les connaissances médicales changent.

Morgan Library and Museum, M.303 fol. 152r
Les données disponibles pour le moment, qui ne cessent de s’étoffer au fur et à mesure que de nouvelles fouilles ont lieu, permettent ainsi d’apporter des conclusions assez solides. L’épidémie bouscule ainsi les sociétés qui doivent dans l’urgence agrandir les cimetières, en créer de nouveau ou, au pire des cas, creuser de grandes fosses communes. Mais jamais les rituels funéraires ne sont bâclés, encore moins abandonnés ni même réellement transformés. Cela veut dire que la structure sociale a résisté, même au plus fort de la vague de peste : qu’il y avait des fossoyeurs pour creuser les tombes, des gens pour laver le corps, pour fabriquer les cercueils, pour disposer les cadavres, etc…
Finalement, en étudiant les morts, on en apprend beaucoup sur les vivants. Et en l’occurrence on apprend que même face à une épidémie aussi terrible que la Peste noire, les sociétés ont plutôt bien résisté, et ont su maintenir ce lien essentiel qui unit les vivants et les morts. Plutôt encourageant, non ? La suite au prochain épisode !
Florian Besson et Juliette Cazes (Le Bizarreum)
NB : les membres d’Actuel Moyen Âge tiennent à affirmer leur soutien et leur admiration pour les personnels soignants, au premier plan d’une très sérieuse lutte contre le coronavirus après des années d’une politique d’austérité.
Pour en savoir plus
- Andree Beauchamp, « The Black Death, Plague, and Mass Mortality », Proceedings of MASC 2011, vol. 30, 2012
- Dominique Castex et Sacha Kacki, « Funérailles en temps d’épidémie. Croyances et réalité archéologique », Les nouvelles de l’archéologie, n° 132, 2013, p. 23-29.
- Dominique Castex et Sacha Kacki, « L’impact des épidémies sur les usages funéraires du passé. Faits archéologiques versus idées reçues », en ligne.
- Alain Froment et Hervé Guy, Archéologie de la santé, anthropologie du soin, 2019.
En complément également, l’étude sur l’épidémie de peste à Lambesc en 1590 https://books.openedition.org/editionscnrs/8732?lang=fr
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Bonjour.
La fosse commune n’était donc pas la norme pour les pauvres gens avant la pandémie ? Je conçois mal comment les villes pouvaient contenir des tombes individuelles pour chaque trépassé, notamment une ville de près de 200 000 habitants comme Paris ? Merci pour cet article par ailleurs.
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Bonjour,
Si, bien sûr, on utilise déjà souvent les fosses communes, et plus souvent encore les réductions (réutilisations de tombes individuelles qu’on vide pour y mettre un nouveau corps !).
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