Épidémie, 3/ Raison garder face à la Peste

Le coronavirus a ressuscité l’image de la Peste noire, la plus célèbre et la plus terrible des épidémies médiévales. Pour mieux comprendre ce phénomène, derrière les parallèles un peu rapide, Actuel Moyen Âge vous propose une série de courts articles sur cette peste – quitte à être confinés, autant se cultiver un peu !

Retrouvez tous nos articles sur la Peste médiévale dans ce sommaire !

Épisode 3/ Raison garder face à la peste

La peste met à l’épreuve les autorités politiques et la stabilité des institutions. L’Église, mais aussi les rois et les municipalités, sont amenés à prendre des mesures pour endiguer l’épidémie ou, à défaut, canaliser la panique généralisée. Déjà, médecins et scientifiques sont en première ligne.

« Ne cédons pas à la panique »

Écrit à la même époque, le Decameron de Boccace donne un tableau vivant de la panique engendrée par la peste à Florence :

« presque tous les esprits tendaient à une même et fort cruelle fin, qui était de fuir les malades et leurs affaires ; et, ce faisant, chacun croyait pourvoir à son propre salut. D’aucuns étaient d’avis que vivre sobrement et se garder de tout excès permettait de bien résister à ce genre d’adversité ; après avoir formé leur groupe, ils vivaient séparés des autres, se rassemblant et se retranchant dans des maisons où il n’y eût point de malades et où l’on pût vivre le mieux […]. D’autres, suivant une opinion contraire, professaient que bien boire, s’enjouir, aller chantant et s’égayant à l’entour, sacrifier à son appétit autant qu’il était possible, se rire et se moquer de ce qui advenait, était en l’occurrence un remède infaillible».

John Waterhouse, Illustration du Décameron, huile sur toile, 1916. Source : Wikicommons

Ceux qui en ont les moyens quittent les villes, à l’image des dix jeunes héros de Boccace, tous issus de la haute société florentine, qui se réfugient dans la campagne toscane sans guère se soucier du sort de ceux qu’ils laissent derrière eux. Les scènes décrites ne sont pas sans rappeler l’effervescence observée lundi dans les gares parisiennes, même si en l’occurrence c’est la capitale que l’on fuit, plus que la maladie elle-même.

Face à l’ampleur de la mortalité, les théories vont bon train. Les rumeurs courent que juifs et lépreux auraient empoisonné les puits ; et ce, malgré le démenti formel du pape Clément VI, qui rappelle que ce fléau les touche autant que les chrétiens. D’autres y voient l’effet d’un châtiment de Dieu. Le mouvement des flagellants, qui pensent expier leurs péchés en se mortifiant lors de processions publiques, avait déjà connu un premier essor au milieu du XIIIe siècle ; mais il reprend de plus belle. Ces désordres mettent les autorités au défi de trouver des solutions pragmatiques pour gérer la crise.

« J’ai interrogé nos scientifiques »

Au Moyen Âge comme aujourd’hui, c’est de la science que les autorités attendent des solutions. Dès octobre 1348, le roi de France Philippe VI demande l’avis des médecins de l’université de Paris, qui lui livrent un condensé de la connaissance scolastique de l’époque. En exploitant un passage d’Albert le Grand, grand savant du XIIIe siècle, ils concluent que la conjonction exceptionnelle des trois planètes supérieures (Saturne, Jupiter et Mars) dans le signe du Verseau en 1345 aurait entraîné une corruption de l’air, laquelle serait à son tour à l’origine de la peste.

L’homme zodiacal, Très riche heures du duc de Berry, ms. 65, f. 14v, Musée de Condé.

Cette explication repose sur la théorie des humeurs, au fondement de la médecine antique et médiévale, qui recherche un équilibre entre les quatre humeurs du corps : sang, lymphe, bile jaune et bile noire. Ces humeurs sont influencées par notre alimentation, mais aussi par l’équilibre des quatre éléments de la nature qui nous entoure : l’air, l’eau, le feu et la terre – dont l’équilibre peut être perturbé par le mouvement des astres. Les médecins parisiens reprennent aussi une grille de lecture élaborée par le médecin persan Avicenne (Abd Allah Ibn Sina), qui distingue les causes lointaines (l’alignement des astres) et les causes proches (les dispositions terrestres).

Vues de notre époque, ces explications par l’astrologie paraissent évidemment fantasques et irrationnelles. Pourtant, elles reposent sur une application rigoureuse des textes scientifiques disponibles à cette époque ; elles écartent sciemment l’hypothèse d’un châtiment divin pour expliquer l’épidémie, « autant qu’il est dans la nature de ce problème de se soumettre à l’intellect humain ». Alors que peut la science face à une pareille épidémie ?

L’impuissance médicale

Par sa virulence et sa nouveauté, la peste met la science scolastique à rude épreuve. Médecin à Avignon et au service du pape, Guy de Chauliac est l’un des chirurgiens les plus célèbres de son temps. Il sera considéré, jusqu’au XVIIIe siècle, comme l’une des principales autorités dans son domaine. Dans sa Grande chirurgie, composée vers 1360, il détaille certains des remèdes élaborés pour combattre la peste, en distinguant les traitements préventifs et curatifs. Pour prévenir la maladie, il propose de « se purger avec des pilules aloétiques, diminuer le sang par phlébotomie, purifier l’air par le feu, conforter le coeur de thériaque, des fruits, de la bonne odeur, conforter les humeurs de bol arménien et résister à la pourriture par des choses aigres ».

Pour guérir des personnes infectées, « on faisait des saignées et des évacuations, des électuaires et sirops toniques. Les abcès externes étaient mûris avec des figues et des oignons cuits, pilés et mêlés avec du levain et du beurre, puis ils étaient couverts et traités à la façon des ulcères. Les bubons étaient ventousés, scarifiés et cautérisés ». Inspirés de la médecine antique, tous ces remèdes ont en fait pour but de rééquilibrer les “humeurs”.

Mais ces traitements s’avèrent largement inefficaces. Guy de Chauliac ne peut d’ailleurs que déplorer une maladie « inutile et honteuse pour les médecins », et donner raison aux dix Florentins du Decameron : car « pour la préservation, il n’y avait rien de meilleur que de fuir la région avant d’être infecté ». Quelques décennies plus tard se mettent en place les premières quarantaines, seul moyen d’endiguer la pandémie. Car au Moyen Âge comme aujourd’hui, un seul mot d’ordre efficace : restez chez vous !

La suite au prochain épisode !

NB : les membres d’Actuel Moyen Âge tiennent à affirmer leur soutien et leur admiration pour les personnels soignants, au premier plan d’une très sérieuse lutte contre le coronavirus après des années d’une politique d’austérité.

Pour aller plus loin

Boccace, Le Décaméron ; illustré par l’auteur et les peintres de son époque, trad. Marthe Dozon et al., Paris, D. de Selliers, 1999.

Nicolas Weill-Parot, « La rationalité médicale à l’épreuve de la peste : médecine, astrologie et magie (1348-1500) », Médiévales 46, 2004, p. 73-88.

Mirko Grmek, Histoire de la pensée médicale en Occident, vol. 1 : Antiquité et Moyen Âge, Paris, Seuil, 1995.

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