Épidémie, 16/ Macabre poésie

Le coronavirus a ressuscité l’image de la Peste noire, la plus célèbre et la plus terrible des épidémies médiévales. Pour mieux comprendre ce phénomène, derrière les parallèles un peu rapide, Actuel Moyen Âge vous propose une série de courts articles sur cette peste – quitte à être confinés, autant se cultiver un peu !

Retrouvez tous nos articles sur la Peste médiévale dans ce sommaire !

Épisode 16/ Macabre poésie

Les XIVe et XVe siècles, avec leurs lots de guerres et famine mais aussi avec la Peste noire dont il a déjà été question dans les précédents articles, sont l’occasion de développer dans la littérature (surtout en vers…) des thèmes liés à la mort. Dans la lignée de la méditation sur la mort, l’Ars moriendi (art de bien mourir) se développe justement au XVe siècle et ce, de plusieurs manières ; le macabre, l’Ubi sunt, le contemptus mundi sont réactivés et renouvelés pendant ces siècles obsédés par la mort.

D’Innocent aux Innocents : des mots sur les morts.

De miseria humanae conditionis, Bibliothèque nationale de France. Département des Manuscrits. Français 20029 (source : Gallica)

Vers 1197, Lothaire de Segni (le futur pape Innocent III), rédige le De Miseria Humanae Conditionis, réflexion peu joyeuse sur la condition humaine : vanité, pauvreté, description de corps décharnés, le ton est donné.  Que ce soit dans les chapitres portant sur « De la misère du pauvre et de la douleur du riche », « Quelle chose horrible et abominable devient le corps après la mort », le futur pape dénonce les richesses matérielles du monde. Cette dénonciation s’inscrit bien dans un thème qui prend de l’ampleur à la fin du XIIe s, le contemptus mundi : il faut mépriser le monde et se tourner vers les choses célestes.

Le macabre est justement à mettre en rapport avec ce mépris du monde. Si ce thème existe déjà, le mot « macabre » semble poser problème. Dans le Respit de la mort (1376), Jean le Fèvre nous raconte qu’il a décidé de composer un texte après s’être remis d’une terrible maladie. Il s’exclame alors :

« Je fis de Macabree la dance,
Qui toute gent maine a sa trace
Et a la fosse les adresse. »

Une origine orientale du mot « macabre » est vite écartée. On envisage alors d’autres hypothèses : « Macabre » est bien un nom propre qui serait en fait « Macabré » dérivant lui-même soit d’un artiste que Jean le Fèvre nous dit reprendre ici, soit des Macchabées, les trois fils du prêtre Mathatias ou bien les sept frères qui ont subi, avec leurs parents, le supplice de la mort pour avoir refusé d’adorer des idoles et qui sont devenus des sortes de martyrs de la Foi.

C’est tout pourri : des vers sur les vers…

La littérature, en particulier le genre lyrique et les sermons vont bon train et se délectent de la popularité du macabre. Dès le XIIe siècle, Hélinand de Froimont, s’adresse à la prosopopée de la mort dans Les vers de la mort.

« La mort, dont le nom est inscrit
Sur les visages décrépits,
Se cache chez les jouvenceaux ;
Mais plus encore elle jouit
De tous ceux qui lui disent : Fuis ! »

(Hélinand de Froimont, Les vers de la mort, trad. Michel Boyer et Monique Santucci, Paris, Champion 1983). ]

Pierre de Nesson, dans les Vigiles de la mort, texte rédigé au XVe siècle, reprend lui aussi le thème du contemptus mundi pour décrire la décomposition du cadavre. Mais pas de complaisance dans la description du corps décharné (« Une Charogne » avant l’heure) : l’œuvre se veut bien entendu une réflexion et une méditation sur la vanité de la condition humaine. Si le corps pourrit, c’est donc qu’il faut mépriser le monde mais l’espoir de la résurrection dans la chair est encore présent.

Ubi Sunt ? Quand les grands de ce monde sont touchés.

Aujourd’hui, l’épidémie de coronavirus nous rappelle bien brutalement que nous sommes tous dans le même sac, grands ou petits, princes et princesses de sang royal, hommes politiques, sportifs, artistes, anonymes.

La fin du Moyen Âge va, elle, reprendre un thème existant déjà depuis l’Antiquité : celui du « Ubi sunt ? » (Où sont … ?). Ce topos sans cesse repris par les prédicateurs, les théologiens, en particulier Jean Gerson, et les poètes rappelle que la mort touche tout le monde, même les princes du monde et les puissants. L’apostrophe en elle-même se retrouve dans l’Ancien Testament (livre d’Isaïe, livre de Baruch) mais aussi dans la Première Épître aux Corinthiens : « Où est-il, le sage ? Où est-il, l’homme cultivé ? Où est-il, le raisonneur de ce siècle ? » (I,20).

Statue de Villon à Utrecht?. Source : Wikicomons.

Dans ce XVe siècle bien passionnant, un poète va sans doute se démarquer des autres : François Villon. Dans son Testament, composé vers 1461, se trouve un magnifique triptyque  communément nommé les ballades du temps jadis (La « Ballade des dames du temps jadis », la «  Ballade des seigneurs du temps jadis » et la « Ballade en vieil langage françoys »).

Dans la « Ballade des dames du temps jadis », Villon énumère dans une série de questions des noms de dames célèbres allant de l’Antiquité au Moyen Âge. Toutes ces grandes dames, historiques ou légendaires ont un même destin : la mort, rendant leur beauté futile.

« Dictes-moi où, en quel pays,
est Flora, la belle Romaine,
Alcibiade et Thaïs,
qui fut sa cousine germaine,
Écho qui parle quand on fait du bruit
sur une rivière ou sur un étang,
et dont la beauté fut bien plus qu’humaine ?
Mais où sont les neiges d’antan ? »

La « Ballade des Seigneurs du temps jadis » début comme toute bonne danse macabre : par un pape, Calixte III, auquel suit une liste de rois et guerriers.

« D’autre part, où est Calixte III,
dernier de ce nom à mourir,
qui fut pape pendant quatre ans,
Alphonse, le roi d’Aragon,
le bienfaisant duc de Bourbon,
et Arthur, le duc de Bretagne,
et Charles VII le vaillant ?
Mais où est le preux Charlemagne ? »


Ces deux nécrologues convergent vers la troisième ballade qui se veut plus universelle : les noms de personnes disparaissent pour laisser place à des toponymes.

« Prince, ceux-ci sont tous destinés à mourir,
ainsi que les autres qui sont encore en vie ;
qu’ils en conçoivent dépit ou colère,
autant en emporte le vent ! »

En cette période de confinement, c’est peut-être alors l’occasion de réécouter Georges Brassens, Léo Ferré ou Félix Leclerc. Et lorsque vous retrouverez vos amis lors d’un énième skypapéro, vous pourrez leur dire comme Rutebeuf : « Que sont mes amis devenus / Que j’avais de si près tenus ». La suite au prochain épisode !

Marie-Christine Payne

NB : les membres d’Actuel Moyen Âge tiennent à affirmer leur soutien et leur admiration pour les personnels soignants, au premier plan d’une très sérieuse lutte contre le coronavirus après des années d’une politique d’austérité.

Pour aller plus loin :

  • Gaston Paris, « La Dance Macabré de Jean le Fèvre », Romania, 1895, 93, p. 129 – 132.
  • Johan Huizinga, l’Automne du Moyen Âge, Paris, Éditions Payot, 1932 (réédit. 2002).
  • François Villon, Lais, Testament, poésies diverses, éd. Jean-Claude Mühlethaler, Paris, Honoré Champion, 2004.
  • Jane H. M. Taylor, « ‘Ballade des seigneurs du temps jadis’ : la poétique de l’incohérence », Villon at Oxford : the Drama of the Text, éd. Michael Freeman et Jane H. M. Taylor, Amsterdam, Rodopi (Faux Titre, 165), 1999, p. 35 50.

16 réflexions sur “Épidémie, 16/ Macabre poésie

  1. Des confins de mon logement, j’attends tous les jours avec impatience l’épisode à venir ! Merci de nous faire voyager au moins dans le temps !

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