« Libérer sans laisser davantage souffrir » : la fin de vie dans la société médiévale

Alors que le Sénat a examiné une proposition de loi pour le droit à mourir dans la dignité le 11 mars, des questions similaires se posaient au Moyen Âge. Si alors le terme d’« euthanasie » n’est pas employé, la pratique est réelle. Un exemple particulièrement détaillé est fourni dans une lettre de rémission accordée à Renaud Badren, un laboureur âgé de quarante ans. Par cet acte officiel, le roi lui pardonne ce qui, déjà à l’époque, est condamné par la loi.

« Je suis mort ! »

Nous sommes en 1446, à Wissous, à une quinzaine de kilomètres au sud-ouest de Paris. Il est environ 8 h du matin ce lundi 9 mai, lorsque Jean Badren se fait mordre par un chien enragé. À la voisine qu’il croise sur le chemin de l’église et à qui il raconte son malheur, il dit simplement : « Je suis mort. » C’est que, depuis l’Antiquité, on connaît fort bien les symptômes de la rage et l’évolution fatale de cette maladie : il se sait donc condamné.

Simone Martini, Triptyque de Sant’Agostino (détail)

Il sait également que la maladie peut mettre un certain temps avant de se déclarer. Jean Badren en profite donc pour mettre en ordre ses affaires. Il demande à son frère Renaud de prendre soin de ses enfants, se confesse et entreprend de rédiger son testament. Lui et son entourage vont toutefois tout tenter : après avoir bandé sa plaie, on y applique de la thériaque, un célèbre contrepoison issu du mélange de plus de cinquante substances. Jean Baudren a le temps de visiter plusieurs lieux, notamment Paris, où il rencontre un chirurgien, et Saint-Denis : dans l’espoir d’une guérison miraculeuse, il se rend sur le tombeau de saint Louis. Mais rien n’y fait, et lorsque la maladie finit par se déclarer, il ordonne qu’on l’attache, car « il se pourrait qu’il ne soit point maître de soi » bientôt. Jean Baudren n’affronte pas seul cette épreuve : tout au long de sa maladie, son entourage est constamment présent. Ses proches se relaient et à défaut de pouvoir le guérir, s’efforcent d’apaiser sa douleur et de lui apporter du réconfort. Tous sont cependant impuissants face à ce mal incurable.

Signes vitaux et morts apparentes

Si, dans l’exemple de la rage, l’issue est connue, d’autres cas se révèlent davantage complexes pour les médecins. Lorsque le patient est inconscient et que les signes de vie sont imperceptibles, la frontière séparant la vie de la mort devient plus floue. En cas de doute, il était préconisé d’attendre 72 heures avant de procéder à l’inhumation. Ce délai, qui n’est pas sans rappeler la résurrection de Lazare (ou du Christ), pouvait permettre à un patient, en apparence décédé, de sortir de son état d’inconscience. Cela évitait également que le médecin ne commette un péché mortel, en déclarant la mort et en autorisant l’inhumation. Afin de déceler les traces de vie, plusieurs tests sont pratiqués, dont certains remontent à Hippocrate. Le médecin peut ainsi piquer les malades avec une aiguille, poser un récipient d’eau sur leur poitrine et observer si l’eau reste immobile, ou encore placer un miroir devant leur bouche : la buée indiquera la présence d’une respiration.

Enfin, le prestige du médecin augmente lorsqu’il est capable de montrer qu’un patient est encore vivant alors que tout laissait penser le contraire. Au XVe siècle, Michel Savonarole ne se prive pas de rapporter une anecdote à ce sujet :

« Je fus appelé auprès d’un homme âgé de soixante-dix ans, aimé de tous, et dont on avait déjà préparé les funérailles. J’agis comme je l’ai expliqué et l’homme lui-même m’appelait son Dieu sur terre. »

Une fin inévitable

Mais revenons à Jean Badren. Ses souffrances s’accentuent : il est agité de spasmes incontrôlables, souffre d’une hypersensibilité visuelle et auditive et a des difficultés pour respirer. Malgré une soif intense, il n’ose plus boire – la peur pathologique de l’eau est, en effet, caractéristique des personnes atteintes de rage. Appelé à son chevet, un barbier conseille de l’achever. Il qualifie même les personnes présentes de « mauvaises gens », car tous savent très bien au fond d’eux ce qu’il faut faire : « prendre une couette de lit pour mettre dessus Badren pour l’éteindre et lui avancer sa mort ». Et le barbier ajoute « qu’autrefois, il a été en cas pareil et aidé à le faire en pays d’Ardennes ». Après cette confidence faite par un membre du corps médical, les langues se délient. Plusieurs avouent avoir été témoins de ce qu’on qualifierait aujourd’hui d’« euthanasie » et commencent à l’envisager pour Jean. Cette décision est toutefois loin de faire l’unanimité : alors que certains entreprennent de recouvrir le malade avec une couette, la femme de ce dernier survient et les en empêche.

Après cette première tentative, le patient va mieux : on le croit guéri et on crie au miracle. Mais bien vite, il subit de nouvelles crises, tombe, bave et se terre dans les coins de sa chambre. Son frère Renaud, « bien troublé et courroucé du mal de son frère et de la peine qu’il endurait », se résout alors à agir. Il fait venir plusieurs amis de Jean et leur demande

BnF, ms français 116, f. 676 v.

« qu’on lui fit ce qui avait été dit […], et qu’ainsi on le libère sans le laisser davantage souffrir, et qu’ils fassent en sorte qu’il meure en la foi de Dieu. [Renaud leur dit] qu’il ne voulait point y assister et qu’il ne pouvait supporter la douleur et peine dans lesquelles se trouvait son frère. Et eux, quand ils furent devers Jean et qu’ils le virent dans la douleur et l’état qu’on a décrits, ils le couvrirent avec la couette, et il fut éteint sous elle. Et bientôt, il alla de vie à trépas et environ à l’heure des vêpres, le même jour, il fut mis en terre ».

L’acte, qui par pudeur n’est pas détaillé (« ce qui avait été dit »), a deux justifications. Il vise à abréger les souffrances de Jean, qui est condamné. Mais ses amis veulent aussi éviter qu’il ne maudisse Dieu sous l’effet de la douleur, ce qui le vouerait à l’enfer éternel.

Rapide, l’enterrement ne signe pas la fin de l’histoire : l’euthanasie et le suicide sont des crimes et des péchés mortels. Absent lors des derniers instants de Jean, Renaud sera jugé pour avoir commandité cette mort non naturelle. Et aussi vite gracié. Preuve qu’au-delà des lois, les autorités comprenaient qu’on ait voulu épargner, à un ami, à un frère, d’inhumaines souffrances.

Pour aller plus loin

  • Françoise Biotti-Mache, « L’euthanasie : quelques mots de vocabulaire et d’histoire », Études sur la mort, vol. 150, n° 2, 2016, p. 17-33.
  • Marie-Thérèse Lorcin, « La rage et l’euthanasie au Moyen-Âge », Razo. Cahiers du Centre d’Études médiévales de Nice, n° 4, 1984, p. 65-71.
  • Laetitia Loviconi, « Diagnostic et prise en charge médicale des morts apparentes à la fin du Moyen Âge », De l’homme, de la nature et du monde, Nicoletta Palmieri (dir.), Genève, Droz, 2019, p. 261-273.

3 réflexions sur “« Libérer sans laisser davantage souffrir » : la fin de vie dans la société médiévale

  1. Merci à vous de toutes ces histoires. En complément de l’histoire de Jean Badren, mordu par la rage et réclamant l’euthanasie,j’aimerais vous faire part de la décision d’Emile Roux, adjoint de Lois Pasteur : Lorsque Pasteur entreprend ses travaux sur la rage, son adjoint et aide, Émile Roux achète un pistolet et le met dans un tiroir en demandant à Pasteur, que s’il se fait mordre, il n’aurait qu’à l’achever avant que les douleurs l’envahissent.Heureusement pour Émile Roux (et nous) cela ne se produisit pas !!

    A la même époque, ayant observé que la rage se transmettait à l’homme par morsure de chiens enragésun dénommé Bourrel préconisa comme traitement de limer les dents de ces chiens enragés. Ainsi procéda t il, et, outre le risque lors de la capture, il ne se fit jamais faire mordre lors de ce « traitement » au risque d’attraper la rage.

    Bien Cordialement VotrePhilippe Rosset

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    1. Merci pour ce parallèle !
      Je connaissais en effet l’anecdote concernant Émile Roux, mais pas l’histoire de Bourrel.
      Je vous remercie pour votre retour,
      Bien cordialement,
      E. Bonnaffoux

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