« Bois mes règles ! » : hashtag féministe ou vieille pratique médiévale ?

Depuis quelques années, l’expression « Bois mes règles ! » circule dans les milieux féministes. Réponse provocante d’une femme pour se débarrasser d’un homme trop entreprenant, lancée à l’oral ou dans un échange sur les réseaux sociaux, elle est devenue un hashtag, et même un logo. Elle repose sur l’idée que la simple mention des règles a de fortes chances de dégoûter un homme, d’autant plus si on lui propose, même en plaisantant, de les boire. Au Moyen Âge, utiliser les aspects prétendument répugnants du corps féminin pour dégoûter les hommes de l’amour était un lieu commun.

Le corps féminin comme repoussoir

Anonyme, Les amants trépassés, vers 1470.
Strasbourg, Musée de l’Œuvre Notre-Dame.

Le prédicateur du Xe siècle Odon de Cluny disait que « si les hommes voyaient ce qui est sous la peau, la seule vue des femmes serait nauséabonde ». Au XIIIe siècle, Jean de Meung reprend ce motif dans Le Roman de la Rose : « Si l’on voulait couvrir un fumier de draps de soie et de fleurettes bien colorées et bien propres, le fumier qui d’ordinaire est puant, incontestablement, resterait tel qu’il était toujours auparavant. ». Ces affirmations étaient le fait d’hommes voulant écarter d’autres hommes de la compagnie réputée immorale des femmes.
Celles-ci pouvaient-elles reprendre l’argument à leur compte et s’en servir comme celles du XXIe siècle ? Ce n’était pas fréquent, mais le philosophe catalan Ramon Llull (XIIIe s.) raconte dans un récit autobiographique comment sa conversion après une vie dissolue eut pour point de départ la vision d’une femme qu’il poursuivait de ses assiduités et qui s’est retournée vers lui, lui dévoilant un sein dévoré par le cancer.

Quant aux règles, réputées puantes, tachantes, dégoûtantes, elles sont souvent invoquées. Utilisées comme repoussoir par une femme, elles n’apparaissent que dans une anecdote remontant à l’Antiquité tardive. Mais du point de vue masculin, leur vision est l’ingrédient principal de guérison de certains mélancoliques, dont la santé est affectée par la pensée continuelle de l’amour. Le médecin du XIVe siècle Bernard de Gordon recommande un remède radical, dans sa Fleur de lys en médecine : il préconise de rechercher une vieille femme horrible et sale, qui devra débiter au malade des insultes sur la femme qu’il aime, puis, s’il résiste encore, sortir théâtralement de son giron un linge menstruel qu’elle agitera sous son nez en braillant « Elle est comme ça, ton amie, comme ça ! »

Le sang menstruel comme philtre d’amour

Anonyme d’après Jan Van Eyck, début du XVIe siècle.
Harvard, Fogg Museum of Art.

Pendant que les hommes se payaient des frissons d’horreur à la seule évocation d’une goutte de sang menstruel, il semble que les femmes en faisaient plus discrètement un usage bien différent, non pour repousser les hommes, mais au contraire pour les attirer. Donner à boire à un homme de son sang menstruel pour susciter ou garder son amour était visiblement une pratique assez répandue au Moyen Âge.
Les premières sources qui le mentionnent sont des pénitentiels : il s’agit de manuels rédigés par des théologiens à l’usage des confesseurs, pour que ceux-ci sachent quelle pénitence infliger à leurs paroissiens ou paroissiennes selon leur péché avoué. Au VIIe siècle, Théodore de Canterbury évoque « la femme qui a mélangé son sang menstruel avec de la nourriture ou une boisson, et qui l’a donné à son mari pour qu’il le consomme », aux côtés de celle « qui a bu de la semence de son mari dans sa boisson » et de celle « qui a brûlé au feu un testicule humain et qui l’a donné à son mari pour éviter l’impuissance ». Un siècle plus tard, Egbert d’York est plus laconique : « Qui boira du sang de son épouse ou de la semence masculine devra jeûner cinq jours. » Enfin, le plus célèbre des auteurs de pénitentiels Burchard de Worms, au XIe siècle, interpelle directement les femmes : « As-tu fait ce que certaines femmes ont l’habitude de faire ? Elles prennent leur sang menstruel, et le mélangent avec de la nourriture ou une boisson, et le donnent à leurs maris à manger ou à boire, pour être plus aimées par eux ? Si tu l’as fait, tu dois faire pénitence cinq ans pendant les jours requis. » Précisons toutefois que nous n’avons que peu d’informations sur le contexte de l’écriture et de l’usage de ces pénitentiels. Nous ne savons pas si les types de péchés qui y étaient catalogués étaient le reflet d’aveux couramment recueillis par les confesseurs, ou bien s’ils étaient purement théoriques, voire le fruit du fantasme de leurs auteurs religieux sur des relations amoureuses et sexuelles dont ils étaient le plus souvent exclus.


À la fin du Moyen Âge, nos sources sont des témoignages a priori plus sûrs puisqu’il s’agit de procès. Toutefois, les dépositions de femmes à ces procès ne sont pas non plus à prendre comme des preuves exactes : ce ne sont pas des témoignages spontanés, mais répondant à des questions précises, à des attentes des juges, elles sont parfois suscitées par la menace ou la torture, et sont enfin transcrites par un scribe qui peut les rapporter imparfaitement. Nous ne savons donc pas quelle est la part de vérité dans ces procès, mais la pratique de faire boire du sang menstruel à un homme y est évoquée.
Au début du XIVe siècle, Béatrice de Planissoles, châtelaine du village de Montaillou dans les Pyrénées, raconte comment elle a soigneusement recueilli le premier sang menstruel de sa fille aînée, d’abord sur sa chemise accidentellement tachée dont elle a découpé le morceau imbibé de sang, puis sur des tissus de lin fin (sorte de protections menstruelles ?) qu’elle lui a confiés. Elle prévoyait que sa fille, lors de son futur mariage, en récupère le sang en mouillant à nouveau les tissus et en donne à boire au mari.

On accusait d’ensorcellement des prostituées qui avaient eu le malheur de s’attacher l’amour d’un homme. C’est le cas de Marion l’Estallée à la fin du XIVe siècle, à Paris : ayant recueilli quelques gouttes de son sang menstruel, elle les mêle à du vin qu’elle donne à boire à son amant et dont elle boit aussi. Plus grave avec Gratiosa au début du XVe siècle, à Venise, car son amant est un jeune noble et elle met donc en péril l’équilibre social ! Elle nous livre l’intégralité d’une recette étonnante nécessitant un coq qu’elle s’est placé dans la vulve ou le vagin au moment de ses règles : une fois l’animal mort, elle en a mélangé le cœur avec son sang menstruel, puis l’a cuit et en a fait une poudre (mélangée encore une fois à son sang menstruel) qu’elle a enfin mêlée à un foie de poulet, que son amant et elle ont consommé ensemble.


Au XVIe siècle, l’affaire n’apparaît plus que comme sujet de plaisanterie dans des poèmes satiriques, comme « La complainte du désespéré », où Joachim Du Bellay en 1552 évoque le « menstrueux breuvage » parmi d’autres remèdes typiques de sorcières.
On voit pourtant encore des allusions à cette pratique apparaître occasionnellement. Ainsi au XVIIe siècle dans la fameuse affaire des poisons : l’une des accusées prévoyait de donner au roi un charme contenant entre autres du sang menstruel. Et même au XXe siècle à travers des enquêtes ethnologiques, comme celle de Laurence Pourchez à la Réunion, publiée en 2004, qui rapporte des témoignages selon lesquels une femme pouvait s’attacher l’amour d’un homme en lui faisant consommer un peu de sang menstruel dilué dans l’eau de la toilette intime (lisible ici)

« Schurstab Codex », fol. 40, produit à Nuremberg en 1472.
Zurich, Zentralbibliothek, Ms C 54.
Un médecin pratique la saignée sur une patiente.

Voir ou ne pas voir le sang menstruel

On ne saura jamais avec certitude si cette pratique était réellement répandue au Moyen Âge, mais son évocation, elle, l’était. Quel point commun, alors, avec notre hashtag du XXIe siècle ? Peut-être plus qu’il n’y paraît : dans la plupart des sources, c’est à son insu que l’homme ingère du sang menstruel, et son amour en sort grandi ; dans le cas du hashtag moderne (tout comme dans les évocations médiévales de corps féminin dégoûtant), l’homme voit le sang menstruel et son amour prend fin. Nous sommes sans doute encore prisonniers de vieux schémas de pensée remontant à l’époque médiévale, et bien au-delà.

Nadia Pla

Pour en savoir plus :

  • Blog de Nadia Pla « Chemins antiques et sentiers fleuris » : https://cheminsantiques.blogspot.com/ (nombreux articles sur le corps féminin et sur les menstrues au Moyen Âge).
  • Danielle Jacquart, Claude Thomasset, Sexualité et savoir médical au Moyen Âge, Paris, Presses Universitaires de France, 1985.
  • Georges Duby, Michelle Perrot, Histoire des femmes en Occident, t. II « Le Moyen Âge », sous la direction de Christiane Klapish-Zuber, Paris, Plon, 1991.
  • Andrew Shail, Gillian Howie (dir.), Menstruation. A Cultural History, Basingstoke, Hampshire and New York, Palgrave Macmillan, 2005.
  • Élise Thiébaut, Ceci est mon sang : petite histoire des règles, de celles qui les ont et de ceux qui les font, Paris, La Découverte, 2019 [2017].

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