Un cancer du sein au XIVe siècle

Nous sommes à Montpellier, à la fin du XIVe siècle, à une époque où l’université de médecine de la ville est en train d’acquérir sa réputation à travers l’Occident. De nombreux médecins y passent plusieurs années pour étudier des traités de médecine en latin et en grec, mais aussi pour disséquer – déjà – et pour les plus chanceux commencer à se former une petite clientèle. Sur ce marché très compétitif qu’est le soin du corps au Moyen Âge, les médecins sont en train de prendre le pas sur les barbiers, les chirurgiens, les sages-femmes et autres guérisseurs qui ne prescrivent pas en latin mais pourtant disposent souvent d’une expérience très concrète. Bientôt l’exercice de la médecine va être officiellement interdit à certaines de ces catégories, à commencer par le soin des organes nobles que les médecins se réservent de haute lutte.

Et pourtant la médecine ne se construit pas comme une forteresse, isolée de la société. Elle en adopte les codes, les pratiques et certaines croyances. Comme toutes les sciences, la médecine telle qu’elle se structure à la fin du Moyen Âge est aussi une construction sociale qui reflète les tendances de son époque.

Quand les médecins croyaient aux miracles

Ainsi, lorsque la médecine ne peut plus rien, l’essentiel des médecins croit à la possibilité de miracles, et on en voit parfois quelques-uns s’engager à la place du patient à faire eux-mêmes les pèlerinages de remerciement après une guérison jugée miraculeuse. Il arrive même les choses aillent plus loin : le médecin peut être appelé pour authentifier un miracle. Surtout que depuis le XIIIe siècle environ, on prend les miracles très au sérieux, car sous l’influence du développement du droit les papes ont développé des procès en canonisation. Pour déterminer de la sainteté d’un individu après sa mort, on mène l’enquête, on convoque une foule de témoins dont les paroles sont scrupuleusement notées, et on prend garde à demander si nécessaire l’avis des médecins.

C’est ainsi que Jean de Tournemire, prestigieux chancelier de l’université de Montpellier et médecin attitré de certains cardinaux de la cour pontificale d’Avignon, est un jour appelé à témoigner de la réalité d’un miracle, auquel il croit mordicus.

« Ce n’est pas l’œuvre de la nature, mais celle de Dieu »

Piero di Cosimo, Portrait de Simonetta Vespucci, vers 1480.
Source : Wikicommons

Tout commence, raconte-t-il, à Montpellier, lors d’une visite effectuée à sa fille de 18 ans, alors enceinte, dont il constate en l’examinant qu’elle a sur le sein une petite boule dure, une « nodulitas » de la taille d’une amande, extrêmement douloureuse au toucher. En bon médecin, il reconnaît là les symptômes d’un cancer du sein : une maladie due, selon la logique de l’époque, à un abcès de mélancolie, l’une des quatre humeurs qui circulent dans le corps humain. Or cette maladie n’a pas de cure : tout au plus peut-on passer des onguents sur la partie gonflée et transformer la diète de la patiente en lui interdisant notamment viande et fruit, de façon à ralentir le développement de l’abcès. Mais dans un terme de 18 mois à 2 ans, elle est condamnée.

Jean de Tournemire, dans le récit qu’il fait a posteriori de cet épisode, a bien soin de montrer l’étendue de son savoir, car il ne s’agit pas de mettre sa compétence en cause. Il rappelle quelles sont les étapes normales de cette maladie : d’abord la boule s’étend, couvre le sein, puis flétrit la chair qui finit par s’ouvrir en dégageant des odeurs fétides, jusqu’à ce que la mort s’ensuive. Un médecin persan, Razi, a bien essayé une fois de retirer le cancer en question, mais il est écrit que la boule réapparaît alors sur l’autre sein, si bien que l’opération n’est pour lui pas une option.

Pourtant le médecin et père prescrit tout ensemble onguents, diète et prières à un cardinal dont lui-même a été proche : Pierre de Luxembourg. Pierre de Luxembourg est mort récemment, mais sur sa tombe les miracles se seraient succédé, aussi la malade et sa mère ont tout intérêt à le prier chaque jour. Le père, pendant ce temps, se rend sur la tombe miraculeuse pour faire un vœu, en promettant en cas de guérison d’apporter des seins en cire en remerciement, comme c’est la coutume en cas de guérison d’un organe. De son périple il rapporte un morceau de la robe cardinalice de Pierre de Luxembourg, à placer sur le sein de sa fille quotidiennement.

Or voilà qu’au bout que quelques semaines, la jeune femme se remet. La grossesse s’est arrêtée, mais le sein apparaît guéri, la chair est lisse, et aucune odeur putride ne s’en dégage. Pour Jean de Tournemire aucun doute n’est possible : « ce n’est pas l’œuvre de la nature, mais celle de Dieu ».

La médecine et le merveilleux

Portrait de Pierre de Luxembourg, vers 1460.
Musée du Petit Palais, Avignon.
Source : Wikicommons.

L’histoire du cancer du sein de la fille de Jean de Tournemire est assez connue, car il s’agit d’un personnage remarquable. Et pourtant elle n’est pas isolée : les procès de canonisation de l’époque montrent d’autres témoignages de médecins, parfois même des Juifs, convoqués pour expliquer que seul Dieu a pu guérir des maladies qu’ils pensaient incurables. Mais comme les juges de la curie ne veulent pas crier au miracle trop vite, ils demandent des précisions très cliniques. Ce bras cassé qui n’était plus utilisable et s’est atrophié avant d’être miraculeusement guéri, de combien de pouces avait-il diminué avant le miracle ? Cette ressuscitée que l’on vient d’entendre témoigner, est-on sûr qu’elle était bien morte, rigide et froide ? et pendant combien d’heures ? Ces flux menstruels qui ne s’arrêtaient plus, mettant en danger la fertilité et la vie d’une patiente, n’auraient-ils pas pu prendre fin de manière naturelle ? Bref on descend loin dans le détail pour distinguer les mirabilia, les merveilles et les miracles, de l’ars vel scientia, l’art ou la science.

Bref, dans cette histoire, ce qui est vraiment intéressant, ce n’est pas que Jean de Tournemire croit aux miracles. C’est plutôt qu’une société qui croit globalement au merveilleux se donne tant de mal pour structurer, normaliser et surveiller de si près les occurrences de ce merveilleux. Cela montre que pour les médiévaux le miracle et la science ne s’opposent pas, mais fonctionnent comme les deux pôles d’un continuum. Les patients ont besoin de miracles lorsque la médecine a échoué, et cet ordre de priorité – d’abord le médecin puis l’Église – semble assez constant à la fin du Moyen Âge ; mais la curie pontificale a aussi besoin des médecins pour savoir qui doit être reconnu saint.

En l’occurrence, la candidature du cardinal Pierre de Luxembourg n’est pas retenue, malgré le miracle de la guérison. Cette fois, le sein sain n’a pas fait de saint.

Pour aller plus loin

  • Joseph Ziegler, « Practitioners and saints: medical men in canonisation processes in the thirteenth to fifteenth centuries », The society of the social history of medecine, vol. 12, 1999, p. 191-225.
  • Pauline Thompson, « The disease that we call cancer », in Health, Disease and Healing in Medieval culture, Basingstoke, Macmillan, 1992, p. 1-11.
  • Luke Demaître, « Medieval notions of cancer : malignancy and metaphor », Bulletin of the history of Medecine, vol. 72, 1998.
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