Le crocus contre les EHPAD, ou comment être vieux au Moyen Âge

Face aux grèves dans les EHPAD, comment repenser nos relations aux personnes âgées, avec les conseils avisés du Docteur Roger Bacon…

Le scandale des conditions de vie dans les EHPAD secoue la France à mesure que les révélations pleuvent. Le sort que nous réservons aux personnes âgées est d’autant moins acceptable qu’il s’agit là d’un état qui nous attend tou·te·s… Qu’en était-il au Moyen Âge ? Les sources de l’époque médiévale parlent peu des personnes âgées. C’est assez logique : l’espérance de vie étant globalement assez basse (autour de 45 ans), les sociétés médiévales sont surtout composées de jeunes. Il y a de grands vieillards, qui atteignent les 90 ans, voire les dépassent allègrement (ainsi du centenaire Cassiodore) mais ce sont clairement des exceptions. Dès lors, évidemment, nul besoin d’établissements destinés à accueillir les personnes âgées. Mais pour autant, le Moyen Âge a beaucoup réfléchi sur la vieillesse et le vieillissement…

À quel âge est-on vieux ?

Les auteurs médiévaux pensent le plus fréquemment la vie humaine comme divisée en quatre âges : l’enfance, en gros de la naissance à une vingtaine d’années ; la jeunesse, jusqu’à environ 35 ans ; l’âge mûr, souvent désigné comme l’âge parfait, l’âge de l’équilibre, de la beauté et de l’accomplissement ; et enfin la vieillesse, qui commence, selon les auteurs, à 50 ou 60 ans.

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Les trois âges de la vie : jeunesse, maturité, vieillesse. Vous noterez qu’avant 35 ans on est visiblement incapables d’enfiler des chaussettes assorties.

Ce dernier âge peut à son tour être subdivisé. Au VIIe siècle, Isidore de Séville distingue ainsi la vieillesse et la sénilité. Au XIIIe siècle, le scientifique anglais Roger Bacon distingue quant à lui trois étapes : la vieillesse (senectute), la sénilité (senium) et la décrépitude (decrepitam). Il insiste surtout sur le fait que le vieillissement s’accélère de plus en plus : il faut 30 ans pour passer de l’âge mûr à la vieillesse, quelques années pour tomber dans la sénilité, quelques jours pour être décrépit – et quelques heures pour mourir.

Mais les auteurs savent aussi adopter une approche souple, basées sur les changements physiques et psychologiques : dans cette optique, la vieillesse se reconnaît par plusieurs signes. Comme l’écrit Bacon par exemple, « les cheveux deviennent gris, les muscles plus faibles, le sang plus froid, on voit moins bien, l’esprit devient moins agile, le ventre s’affaisse, on perd le sommeil ». Voilà voilà, vous êtes prévenu·e·s…

Exclure les vieux ?

Dans le Roman de la Rose, l’un des plus grands best-sellers du Moyen Âge, le jardin de Plaisir accueille toutes les vertus et les joies. Au dehors, au contraire, rôdent les vices et les erreurs : notamment Lâcheté, Tristesse… et Vieillesse. Dans la poésie courtoise, la vieillesse est également dépeinte sous un jour extrêmement négatif : elle est comme l’hiver, une saison froide et cruelle, égoïste et méchante, loin de la douce générosité de la jeunesse-printemps.

La vieillesse est avant tout vue comme une privation : Michault Taillevent, poète bourguignon du XVe siècle, se moque ainsi du vieil homme qui essaye encore de courtiser une fille, alors que sa barbe grise l’a privé de toute sa beauté. Aux XIIe-XIIIe siècles, les jeunes seigneurs s’impatientent vite lorsque leurs pères vivent trop longtemps : « j’aime quand je vois changer les seigneuries, et les jeunes succéder aux vieux » écrit ainsi Bertrand de Born. C’est l’ordre naturel des choses : les personnes âgées sont censées se retirer d’elles-mêmes du monde. C’est l’une des fonctions essentielles des monastères et des abbayes.

La vieillesse est privation, perte, affaiblissement. Plusieurs poètes jouent avec l’image du vieillissement, mais on devine parfois une réelle détresse derrière les vers. Comme lorsque Charles d’Orléans écrit que « le temps m’a volé ma jeunesse, et m’a laissé entre les mains de Vieillesse, à qui je dois demander ma maigre pitance, comme un pauvre errant ». Dès lors, elle est couramment présentée comme une exclusion : dans le Roman de la Rose, Vieillesse lorgne tristement dans le jardin, cherchant en vain à y rentrer.

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Le jardin du plaisir. Vieillesse est l’image juste à gauche de la porte.

Mais est-on vraiment condamnés à (mal) vieillir ? Les médecins du Moyen Âge n’auraient pas été si catégoriques.

Bien vivre pour bien vieillir

Ces médecins médiévaux, héritiers de la tradition grecque, insistent en effet surtout sur l’importance d’avoir, tout au long de la vie, une alimentation saine qui permet de préparer une vieillesse agréable. La médecine est donc surtout préventive. La tradition chrétienne pèse également lourdement sur ses conceptions : exactement comme on doit préparer son âme à la mort tout au long de sa vie, il faut préparer son corps à la vieillesse.

Pour bien vieillir, la règle d’or est la sobriété : les excès usent le corps. Dès qu’on passe dans la vieillesse, il faut s’économiser : pas trop de saignées, un exercice physique régulier mais modéré, et surtout pas trop de relations sexuelles, qui épuisent l’énergie du corps. Par contre, si vous avez l’occasion de vous serrer contre le corps nu d’un jeune homme ou d’une jeune fille, n’hésitez pas : cela rajeunit la peau !

En outre, la médecine médiévale est articulée autour de la théorie des humeurs : selon cette idée, le corps est gouverné par quatre « humeurs » qu’il convient de maintenir en équilibre. La vieillesse est dominée par le phlegme, une humeur froide et humide. Il convient donc d’absorber, dès l’âge mûr, des aliments chauds et secs : des fruits, surtout ceux venus du sud, de la viande et du vin. Et, au contraire, de se méfier des aliments froids que sont les poissons ou les légumes. Le poivre, le gingembre, le piment stimulent le sang et permettent de rester jeune. Le remède souverain est le crocus, qui tonifietout l’organisme. Bref, il faut régler sa vie. Dans son poème le plus célèbre, le Passe-Temps, Michault reprend exactement cette idée : « je profitais de ma jeunesse / sans observer de règle / mais vieillesse m’attendait au pas / m’ayant tendu une embuscade ».

Comment rester jeune ?

Ces régimes de vie peuvent tendre vers la recherche d’un élixir de jeunesse, vieux rêve des médecins. Bacon par exemple élabore une recette à partir de substances dites « immortelles » : notamment l’or, l’ambre gris, la chair de vipère et le romarin (une recette qui vaut celle de l’épilation au sang de chauve-souris). Il insiste beaucoup sur le fait que l’homme est en théorie immortel : la vieillesse et la mort ne sont que des accidents. Il est très intéressant de noter que ces rêves sont plus que jamais d’actualité : aujourd’hui, de nombreuses sociétés biomédicales font de la recherche de traitements destinés à prolonger la longévité l’une de leurs priorités. Faute de savoir (pour l’instant !) réveiller les morts, on cherche à vivre plus vieux…

En attendant de trouver une pilule de jouvence, reste un remède universellement recommandé par les médecins médiévaux : être heureux. En effet, le bonheur réchauffe le sang, et donc retarde la vieillesse. Bacon le dit, en citant Aristote : « s’amuser et jouir des choses qui font rire, entendre de la belle musique et des chants, porter des habits variés de riches couleurs, respirer des saveurs agréables, se divertir dans des jeux, profiter de la compagnie de ses amis ».

Bref, ce que nous disent les médecins médiévaux, c’est que le meilleur remède à la vieillesse, c’est la socialisation : on vieillit moins quand on vit bien, avec des gens autour de soi.

Aujourd’hui, la France est face à un choix. Réformer en profondeur les EHPAD, pour offrir à nos parents et à nos futur·e·s nous-mêmes les conditions de vie dont rêve Bacon. Ou les laisser se dégrader, et condamner Vieillesse aux souffrances et aux regrets.

Pour en savoir plus :

  • Marie-Thérèse Lorcin, « Gérontologie et gériatrie au Moyen Äge », dans Vieillesse et vieillissement au Moyen Âge, Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, 1987, p. 199-213.
  • Marie-Françoise Notz, « L’image de la vieillesse dans la poésie médiévale : exclusion fictive et réalité poétique » dans Vieillesse et vieillissement au Moyen Âge, Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, 1987, p. 227-242.
  • Marie-Thérèse Lorcin, « Vieillesse et vieillissement vus par les médecins du Moyen Age », Bulletin du Centre Pierre Léon, 1983, n° 4, p. 5-22.
  • Roger Bacon, De retardatione accidentium senectutis cum aliis opusculis de rebus medicinalis, éd. A.G. Little et E. Withington, British Society of Franciscan Studies, Oxford, 1928.