Alexandre le Grand invente le sous-marin

De H. G. Wells à Black Mirror, la science-fiction tire son succès d’un subtil mélange entre les fantasmes de l’avancée technique et les problèmes qu’elle pose pour nos sociétés. Le Moyen Âge n’y échappe pas, et use de la SF 700 ans avant Jules Verne pour parler progrès et dilemme moral…

Alexandre à bord du Calypso

Puisqu’on savait déjà le Moyen Âge fan de robots, rien d’étonnant à ce que les foules du XIIe siècle se soient aussi enflammées pour la science-fiction. Or, si l’on en croit Hollywood et ses superproductions, la recette est simple : de bons effets spéciaux et un héros charismatique. Le second est tout trouvé pour les hommes du Moyen Âge : en cultivant joyeusement l’anachronisme, ceux-ci font d’Alexandre le Grand le modèle du parfait chevalier. En effet, le roi antique de Macédoine est particulièrement apprécié à l’époque médiévale (breaking news : la Renaissance n’a pas découvert l’Antiquité), et ce dès le Haut Moyen Âge. Pourquoi ? Parce que, en ayant repoussé les limites de son empire jusqu’aux confins du monde connu, le grand militaire et conquérant antique fait figure de souverain éclairé avant l’heure. Dans les œuvres littéraires qui en font leur héros, comme le Roman d’Alexandre, un texte français rédigé à la fin du XIIe siècle, il est l’homme capable de conjuguer chevalerie, c’est-à-dire la valeur militaire et politique, et clergie, le savoir et la sagesse. Alexandre le Grand, pour les hommes du Moyen Âge, c’est le dirigeant assoiffé de découvertes, l’aventurier toujours insatisfait. Un épisode vient particulièrement illustrer cette attitude : son voyage sous la mer.

Alors qu’il fait campagne en Orient, Alexandre décide d’étendre sa connaissance à un espace que l’homme n’a pas encore exploré : l’océan. Au Moyen Âge, les profondeurs de la mer restent inconnues et demeurent le lieu par excellence de l’angoisse et de la mort. Impossibles à observer, invivables et habités par des créatures dangereuses, les fonds marins sont à l’origine d’un imaginaire parfois débridé qui dit bien toute l’inquiétude des hommes et des femmes du Moyen Âge pour cet espace qu’ils ne peuvent pas contrôler ni vraiment représenter.

Le courage d’Alexandre n’en est que plus grand : alors que ses hommes tentent de le dissuader de plonger, le roi n’en fait qu’à sa tête et réaffirme sa volonté de triompher des abysses. Après l’horizon géographique, Alexandre s’attaque au vertical et cherche à s’emparer des profondeurs. Reste à savoir comment.

C’est là que le Roman d’Alexandre déploie une merveille de science-fiction : le sous-marin. Alexandre va en effet trouver ses maîtres verriers et leur commander ce prodige de technologie, que ses artisans s’empressent de lui livrer. Pour le XIIe siècle, l’objet est fascinant et l’auteur du texte, un clerc nommé Alexandre de Paris, ne manque pas de le décrire : le submersible est un tonneau entièrement en verre translucide, scellé de plomb et qui peut contenir jusqu’à trois personnes. Le texte insiste même sur sa beauté et sa sécurité : Alexandre y sera « aussi bien abrité qu’au plus fort d’un donjon » ! Ce miracle d’ingénierie, habilement décrit, vient satisfaire les lecteurs curieux d’insolite et joue avec les connaissances techniques du temps comme le fait la science-fiction moderne. Mais, alors que Ridley Scott et Stanley Kubrick plaçaient le Nostromo et le Discovery One dans un futur plus ou moins proche, il est intéressant de noter que, contrairement à nos jours, le Moyen Âge joue à attribuer ces inventions au passé, en gardant le même enjeu : que peut nous apprendre l’utopie scientifique ?

L’observateur observé

Si Alexandre désire tant découvrir le fond des mers, c’est bien parce qu’il compte y trouver une « vérité », comme il le dit lui-même. L’expédition est en fait une véritable mission scientifique : le submersible dispose de torches à l’intérieur, qui le rendent si brillant et si beau, car Alexandre veut observer les poissons ! Ainsi, éclairant les abysses marines, le roi se livre à un exercice d’observation, comme un aventurier naturaliste qui va pouvoir enfin tout comprendre de ces créatures méconnues et inaccessibles. Dans les vers qu’Alexandre de Paris consacre au voyage sous-marin, le vocabulaire de la vue ne cesse de revenir et l’auteur insiste sur la transparence du verre.

Alexandre le Grand, qui a bien été l’élève d’Aristote, semble en cela se rappeler les leçons de son maître, dont le Moyen Âge va massivement redécouvrir l’œuvre scientifique au XIIIe siècle. Ainsi, le roman donne un rôle important à l’observation pour construire la connaissance. Si la science médiévale repose en grande partie sur la transmission de connaissances livresques, garantie de la vérité scientifique, elle n’ignore pas pour autant le rôle de la vision comme moyen d’accès au savoir. Les traités techniques, comme ceux de fauconnerie, et les œuvres savantes ou les encyclopédies peuvent ainsi porter la trace de cette investigation scientifique.

En mettant donc en scène un miracle d’ingénierie qui permet une vue parfaite à 360°, le texte parle avant tout de l’émerveillement qu’est d’abord la connaissance scientifique. La preuve ? Le texte ne s’intéresse pas aux créatures que contemple le héros. Alors qu’Alexandre est en pleine observation des poissons, ces derniers sont à peine décrits par l’auteur… Il semble impossible pour le lecteur d’accéder aux mystères de l’océan : il ne voit finalement rien d’autre que le sous-marin. C’est bien lui la vraie merveille, l’objet digne d’attention, satisfaisant le goût des sciences du public. Les poissons eux-mêmes sont étonnés et effrayés par ce qu’ils voient : ici, la prouesse technique de l’homme est bien plus fascinante que ce qu’elle permet de faire…

Science sans conscience ?

Le lecteur du texte ne tire donc pas de l’exploration d’Alexandre une leçon sur la faune marine et n’a pas droit aux descriptions d’animaux merveilleux qui peuplent pourtant, à plusieurs reprises, le reste du roman. Cette absence semble avoir bien déçu les lecteurs médiévaux eux-mêmes : dans des reprises postérieures de l’épisode, comme celle insérée dans le Perceforest, vaste roman du XIVe siècle, les auteurs ont choisi de ré-insérer des espèces de poissons fabuleux, portant armures et s’entraînant au tournoi !

Mais notre texte préfère à cette leçon « de science » une leçon morale. Ce qu’apprend Alexandre sous la mer, comme il le dit lui-même, reste bien banal : sous l’eau, les petits poissons sont dévorés par les gros et, comme sur terre, ce sont toujours les plus rusés et les plus forts qui triomphent. Mais cette évidence semble toucher Alexandre au plus profond de lui-même : l’injustice du monde lui apparaît dans son universalité. Pour autant, il en tire une leçon plus pragmatique qui peut surprendre : il décide désormais d’utiliser la ruse pour continuer à se battre et triompher mieux encore de ces ennemis, et notamment de Porus, un cruel souverain indien. Si la conclusion nous semble paradoxale, il faut la comprendre en termes politiques : combattre les mauvais souverains vaut mieux que cesser le conflit. Pour Alexandre donc, la fin justifie les moyens et le sous-marin est bien le « laboratoire de réflexion sur le progrès ».

L’anticipation, ou plutôt, la rétrospection, que permet la science-fiction trouve sa finalité morale : elle permet de s’interroger sur les responsabilités politiques des souverains. Alexandre, par cette rencontre du troisième type dans un autre-monde, est réconforté dans sa légitimité guerrière. Imaginer ce que la science peut permettre, c’est réfléchir aux conséquences qu’elle impose aux hommes. Dans le célèbre roman de Jules Verne, des siècles plus tard, le capitaine Nemo, invincible dans son Nautilus, s’exclamera (lui aussi), en détruisant des navires ennemis : « Je suis le droit ! Je suis la justice ! »…

Pour aller plus loin :

  • Le texte : Alexandre de Paris, Le Roman d’Alexandre, éd. bilingue, trad. de Laurence Harf-Lancner, Paris, Librairie Générale Française, « Lettres gothiques », 1994, p. 316-324.
  • Hélène Bellon-Méguelle, « L’exploration sous-marine d’Alexandre : un miroir de chevalerie », Mondes marins du Moyen Âge, dir. Chantal Connochie-Bourgne, Aix-en-Provence, Presses Universitaires de Provence, 2014, p. 43-56.
  • Catherine Gaullier-Bougassas (dir.), La Fascination pour Alexandre le Grand dans les littératures européennes (X-XVIe siècle), Turnhout, Brepols, 2014.
  • Les travaux de Roland Lehoucq sur les échanges mutuels entre sciences et science-fiction, comme La SF sous les feux de la science, Paris, Le Pommier, 2012.

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3 réflexions sur “Alexandre le Grand invente le sous-marin

  1. Merci pour cette chronique de SF au M.A. que je n’aurais pas soupçonnée !
    Effectivement il y a bien « breaking new » avec cet « Alexandre le Grand, dirigeant assoiffé de découvertes, aventurier toujours insatisfait. » Ça nous décoiffe un peu de cette image du Moyen Âge vivant dans un monde clos et ne regardant pas au delà de sa clôture, et qui se fissure en 1492.
    Par contre je me demande s’il n’y a pas un brin d’exagération et d’anachronisme dans :
    « En mettant en scène un miracle d’ingénierie qui permet une vue parfaite à 360°, le texte parle avant tout de l’émerveillement qu’est d’abord la connaissance scientifique. » puisque comme vous le dites plus loin, dans cette investigation l’auteur n’est pas intéressé par les poissons mais seulement par la leçon morale et politique qu’en tirera Alexandre ? Et d’ailleurs la curiosité frustrée que cherchera à satisfaire le Perceforest met en scène des poissons très… humains, et probablement là aussi pour parler de la Sté des humains plutôt que du monde naturel. La découverte naturaliste n’a pas l’air d’une soif de connaissance scientifique à l’ordre du jour.
    Et l’admiration pour la prouesse technologique du sous-marin n’est-elle pas du même ordre qu’un prodige que l’on attribue à Alexandre parce qu’il est roi, comme à d’autres le pouvoir de guérir les écrouelles ?

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