Quand les sirènes se sont fait couper les ailes

Ms. Berne, Burgerbibliothek, cod. 318, fol. 13 v°, dit Physiologus de Berne (Hautvillers – école de Reims, c. 830).

La miniature ci-dessus est tirée du Physiologus de Berne, produit entre 815 et 850 à Reims. Le manuscrit original, lui, nous arrive tout droit du IIe siècle. Il présente aux lecteurs des animaux pour en tirer des enseignements moraux et théologiques. Le Physiologus est une œuvre chrétienne, qui comporte également des références antiques païennes. En témoigne la présence d’une sirène et d’un onocentaure (une créature mi-homme, mi-âne) sur la miniature. Concentrons-nous sur la sirène : elle est représentée avec un buste de femme et une queue de poisson. Cependant le texte du Physiologus décrit les sirènes comme « des bêtes vivant dans la mer qui portent la mort ; par leur voix, ce sont des Muses. La moitié de leur corps a une forme humaine, et l’autre moitié a l’apparence d’une oie. ». La sirène serait donc une femme oiseau. Dès lors, pourquoi est-elle représentée comme une femme-poisson ?

La sirène des chrétiens : de la femme-oie au reptile

Les premières traces de la sirène nous font remonter à l’Antiquité. Dans la culture populaire grecque, c’est un être dangereux qui attire les marins par la beauté de sa voix et sa connaissance infinie puis les tue. La sirène a également un rôle psychopompe : son corps avien lui permet de conduire l’âme des morts au lieu du repos. De ce fait, c’est une figure respectée.

 La religion est le vecteur qui conduit la sirène de l’Antiquité au Moyen Âge, à travers des textes tels le Physiologus et la Bible. L’objectif de cette réappropriation religieuse est d’utiliser le cadre culturel des païens pour faciliter leur conversion. Ainsi, le voyage d’Ulysse est réinterprété comme symbole de l’expédition du croyant en quête du Seigneur. Les sirènes, par extension, évoquent les dangers qui le guettent : le paganisme ainsi que la rhétorique grecque ! Dans la version originale du Physiologus, elles représentent les « hérétiques imposteurs ». Une autre source qui façonne le destin de la sirène au Moyen Âge est la Bible latine traduite par Jérôme : il innove en parlant de sirène, alors qu’auparavant les traducteurs parlaient soit de « chacal », soit de « reptile » … De ce fait, la sirène se trouve investie par l’imaginaire reptilien, celui du serpent notamment, qui est une figure tentatrice dans la Bible. Ainsi, lors de sa christianisation, la sirène subit un appauvrissement symbolique. Elle devient une figure entièrement négative pour l’Église.

Cette démonisation se poursuit durant le haut Moyen Âge (V-IXe siècles). Néanmoins, peut-on certifier que cette vision de la sirène était répandue dans la société, ou était-elle l’apanage du monde clérical ? Il est compliqué d’en être certain, mais l’historienne Jacqueline Leclercq-Marx suppose que l’image de la sirène enchanteresse issue d’une contrée lointaine subsistait encore durant le haut Moyen Âge, notamment au vu de l’importance du fantastique dans la société. La sirène est alors une créature mystérieuse dont l’existence n’est ni prouvée ni réfutée, et qui se situe ainsi entre le réel et l’imaginaire. Mais, figure religieuse ou populaire, elle suscite dans les deux cas une fascination doublée de peur.

Diabolisation et féminisation : la naissance de la sirène poisson

La diabolisation de la sirène transparaît également à travers l’esthétique de la sirène-poisson, présente dès le VIIIe siècle. Le Liber Monstrorum parle ainsi de « jeunes filles de la mer semblables au genre humain, mais [qui] possèdent une queue écailleuse de poisson ». Ce manuscrit aurait été écrit par l’anglo-saxon Aldhelm de Malmesbury. Pourquoi décrit-il la sirène de cette manière ? Les sirènes-poissons les plus anciennes se trouvent sur un bas-relief copte des IV-Ve siècles :

Bas-relief copte (Herakleipolis Magna – Ahnas, IVe – Ve s. apr. J-C). Recklinghausen, Ikonen-Museum.

L’introduction du monachisme dans la péninsule anglo-saxonne aurait entraîné l’arrivée d’élément orientaux, notamment coptes, dans la culture celtique, d’où la description d’une sirène-poisson dans le Liber Monstrorum. Aldhelm de Malmesbury a également pu être influencé par la Bible de Jérôme qui rapproche sirènes et serpents, et par la représentation du monstre antique Scylla comme femme-reptile. Dans une autre œuvre, il affirme en effet que Scylla et les sirènes ont de nombreux points communs.

Scylla, bas-relief en terre cuite, Ve siècle av. JC, British Museum, Londres.

Cette sirène poisson devient ensuite le symbole de la luxure. En témoignent les nombreuses représentations où elles ont des peignes et des miroirs, objets également associés aux prostituées. De plus, ces femmes-poisson sont représentées seins nus – comme on peut le voir dans le Physiologus de Berne – alors qu’à l’origine le seul signe de féminité de la sirène-oiseau est… sa tête ! C’est pour cela qu’il est possible d’interpréter la sirène comme un personnage antiféministe : elle incarnerait la peur des femmes, notamment répandue dans le monde clérical où c’est Ève qui incite Adam à commettre le péché originel.

La Grande Prostituée sur les eaux, détail de L’Apocalypse, tapisserie, Château d’Angers.

Sirène-poisson versus Sirène-oiseau : qui l’emporte ? 

De par son physique, la femme-poisson libère l’imaginaire médiéval de l’héritage antique. Ce bouleversement s’effectue également sur le plan symbolique. En effet, la sirène devient prégnante dans le langage amoureux à partir des XI-XIIe siècles. Tandis que la sirène-oiseau a des ailes et des ongles car elle représente, selon Brunetto Latini, un amour qui vole et qui blesse, la femme-poisson apaise cette image. Ce changement est-il lié au symbolisme de la déesse de l’amour Vénus, née dans l’eau ? Ou aux influences de la culture celtique, dans laquelle la femme poisson est séduisante, féconde et maternelle ? Les deux sûrement. Ainsi, un passage de la chanson du Tristan de Nanteuil rapporte l’histoire d’une sirène qui sauve un enfant naufragé en l’allaitant… Ce mouvement d’humanisation contraste avec la démonisation dont la sirène faisait l’objet jusque alors. Mais il ne faut pas se méprendre : la sirène apparait encore comme une créature dangereuse dans certaines œuvres et représentations.

Entre le VIIIe et le XIIe, les esthétiques de la sirène-oiseau et de la sirène-poisson se superposent donc. Ces esthétiques ainsi que leur symbolique sont concurrentes sans être exclusives. C’est ce qu’illustre – entre autres – le Physiologus de Berne. Le christianisme se nourrit de la pluralité des symboles, sans que cela pose problème. Une fois de plus, on voit à quel point le Moyen Âge est un temps d’innovation : les héritages de l’Antiquité sont remodelés pour être intégrés à la pensée chrétienne et la sirène est influencée par la culture celtique. Néanmoins, femmes-oiseaux et femmes-poissons ne coexistent pas indéfiniment. Ainsi, le XIIe siècle signe la suprématie de la sirène-poisson. Cette figure aquatique incarne à la fois la femme fatale et la femme maternelle, deux symboles extrêmes qui hantent encore nos imaginaires, bien après que les sirènes se sont fait couper les ailes.

Ana Givran

Pour en savoir plus

Vic De Donder, Le chant de la sirène. Paris. Gallimard. 1992. 128 p.

Jacqueline Leclercq-Marx, « Du monstre androcéphale au monstre humanisé: A propos des sirènes et des centaures, et de leur famille, dans le haut Moyen Age et à l’époque romane », Cahiers de civilisation médiévale. 2002, vol.45 no 177. p. 55‑67.

Jacqueline Leclercq-Marx, La sirène dans la pensée et dans l’art de l’Antiquité et du Moyen Âge: du mythe païen au symbole chrétien. Bruxelles. Académie royale de Belgique. 1997. 384 p.

Sylvie Muller, « Trésor d’archives: la sirène irlandaise, une femme entre fleurs et fruits », Ethnologie française. 2011, vol.41 no 2. p. 229‑240.

6 réflexions sur “Quand les sirènes se sont fait couper les ailes

  1. Vos articles sont intéressants et plaisants. Je les lis toujours avec bonheur.
    Mais … « se sont fait couper les ailes », s’il-vous-plaît !
    S. Louis-Rol
    (médiéviste à la retraite)

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  2. Se sont fait couper les ailes Je crois que suivi d’un infinitif fait est invariable. Bien à vous Un lecteur assidu

    Envoyé par AOL sur Android

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  3. A very interesting article. I have been looking into the history of mermaids for a year now. Is the picture above the heading a mermaids with a panflute? I am carrying on a research on the history of panflutes too. If so, what is the source?
    Thanks,
    Lupula

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