La Baltique, une belle aux bois dormants

En 2018, la production industrielle de bois dans le monde atteignait un record de 2,03 milliards de mètres cubes. Néanmoins, la disparition du couvert forestier mondial nous impose de repenser notre rapport à cette ressource stratégique, omniprésente dans notre vie, et qui incarne l’un des enjeux majeurs de la lutte face à la crise climatique.  Dans ce contexte, les pays bordant la mer Baltique jouent un rôle primordial : cinq d’entre eux (Russie, Pologne, Suède, Finlande et Allemagne) représentent à eux-seuls 23% des exportations mondiales ! Mais c’est plus facile à dire qu’à faire : le commerce du bois entre la Baltique et le reste du monde remonte au Moyen Âge et illustre comment les questions économiques, politiques et environnementales s’entremêlent à travers l’histoire.

Cap sur la Baltique

Les pays côtiers de la Baltique abritaient au Moyen Âge de nombreuses étendues vierges richement dotées en arbres millénaires. Chacune de ces régions compte des espèces différentes : du pin et du bouleau en Scandinavie, du chêne et du frêne en Lituanie… Ces arbres offrent du bois brut, doté de caractéristiques spécifiques (robustesse, légèreté…) qui en font des ressources privilégiées pour certains domaines d’activité, notamment la construction navale. Mais ils offrent également de nombreux produits dérivés tels que le « brai », une substance imperméable utilisée pour calfater les bateaux.

Jean Wavrin, Anciennes et nouvelles chroniques d’Angleterre, British Library, début XVe siècle

L’abondance de forêts dans l’espace baltique et l’émergence de débouchés commerciaux ont conduit à leur exploitation progressive. Les premières traces de commerce maritime du bois dans la région remontent au VIIIe siècle avec les Vikings, mais ce commerce a connu diverses inflexions. Au cours des siècles qui suivent, celui-ci s’étend et se structure autour de différents acteurs et axes de circulation, faisant du bois l’un des piliers économiques de la région. Cette réussite est notamment liée à l’avantage stratégique que représente le bassin hydrographique balte.

Flottage des troncs, Russie, début du XXe siècle. Source : Wikicommons

En effet, les nombreux fleuves qui connectent la mer aux arrières pays tels que la Vistule en Pologne, permettent de transporter les troncs d’arbre sur de longues distances depuis l’intérieur des terres jusqu’aux rives. Une fois coupé, le bois est acheminé jusqu’à des villes stratégiques, notamment Gdansk ou Riga, où il est ensuite stocké avant d’être envoyé par bateau vers l’Europe de l’Ouest, une région aux besoins croissants. On voit d’ailleurs apparaitre une nouvelle technique, consistant à faire flotter les troncs d’arbre le long des fleuves, qui se perfectionne progressivement.

La Baltique : quand l’Europe découvrait Jardiland

Entre le Xe et le XIVe siècle, l’Europe connaît une période de renouveau économique majeur et entreprend de vastes campagnes de défrichement. Rapidement, l’étendue du couvert forestier européen atteint un niveau historiquement bas. Ainsi, l’historien Oliver Rackham estime à seulement 10% l’étendue des terres boisées en Angleterre à la fin du XIe siècle (contre 70% en Europe Orientale où le déboisement est plus tardif). Cependant, l’Europe connaît aussi une forte augmentation de ses besoins en bois. En effet, cette ressource est un élément essentiel de la vie quotidienne, que ce soit pour la construction, les bateaux, ou encore le chauffage.

Le manque de matières premières impose à ces régions de se tourner vers de nouveaux fournisseurs, faisant de la Baltique une source d’approvisionnement majeure. Cette reconfiguration fait du bois un vecteur clé du dynamisme économique dans la région et de sa connexion avec la façade Atlantique, notamment Amsterdam et Londres. D’ailleurs, de nombreux bois de chênes retrouvés en Europe de l’Ouest proviennent en fait de Pologne et de Lituanie.

Tout le monde veut prendre sa place – épisode spécial

Quelques siècles plus tard, la dépendance au bois représentera une menace pour les monarchies mercantilistes et contribuera à accroître leur déséquilibre commercial, notamment vis-à-vis de la Russie. Mais dès la fin du Moyen Âge, rôle d’intermédiaire est très recherché. Depuis le XIIe siècle, c’est principalement l’alliance des villes de la Hanse qui structure le commerce entre la Baltique et l’Europe occidentale autour de ses différents comptoirs : Lubeck, Riga, Gdansk… Elle devient une force politique à part entière et accorde une place centrale au bois dans ses activités comme en témoigne par exemple le livre comptes du marchand Johan Pyre de Danzig au XVe siècle.

La progressive diminution des relations commerciales entre les villes de la Hanse redistribue les cartes du commerce de bois dans la région notamment en faveur des Hollandais. Ces derniers parviennent à briser le quasi-monopole des Hanséates et deviennent alors les principaux intermédiaires avec l’Europe occidentale, et en particulier la péninsule ibérique. Ils exportent vers l’est des draps ou de l’argent en échange de céréales, de fourrures, mais surtout de bois et de brai.  

Abraham Storck, La flotte hollandaise dans la rade d’Amsterdam, huile sur toile, XVIIème siècle

À partir du XVIe siècle, la maritimisation des échanges entre les grandes puissances, qui fait de la construction de flottes militaires et marchandes un atout essentiel, ne laisse pas la Baltique de côté. Plusieurs conflits navals s’y déroulent : les Guerres du Nord opposant l’empire de Suède, qui ambitionne d’en faire une mer intérieure (Dominium maris Baltici), aux autres puissances baltiques ; ainsi que les guerres entre la Hollande et l’Angleterre à partir de 1650, lorsque les besoins en bois de sa Royal Navy commencent à s’accroître.

Encore aujourd’hui, les luttes de domination dans la région perdurent sur fond de conflits géopolitiques, notamment entre la Russie, la Norvège et la Finlande. Finalement, cette vaste forêt baltique est loin d’être endormie : elle est depuis le Moyen Âge au cœur des dynamiques économiques qui animent l’Europe puis le monde, non sans laisser une trace durable sur son environnement. Une telle histoire nous rappelle l’importance d’une exploitation raisonnée du bois, compatible avec la préservation de nos forêts sur le très long terme.

Benjamin Fremy

Pour en savoir plus

– Michael Roberts, The Swedish Imperial Experience 1560 – 1718, Cambridge University Press, 1984.

– Oliver Rackham, Ancient Woodland: its history, vegetation and uses in England, Kirkcudbrightshire, Castlepoint Press, 1980.

– Marian Malowist, « Les produits des pays de la Baltique dans le commerce international au XVIe siècle », Revue du Nord, tome 42, n°166, 1960.

– Norbert Angermann et Klaus Friedland, Nowgorod, Markt und Kontor der Hanse, 2002.

– Marie-Louise Pelus et Artur Attman, « PELUS Marie-Louise, ATTMAN Artur, « The struggle for Baltic markets Powers in conflict (1558-1618) », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 36e année, N. 2, 1981.

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