Le drapeau blanc, fruit de la croisade ?

Les croisades sont souvent perçues comme l’exemple même du choc entre civilisations, de la violence médiévale (voire moyenâgeuse), de l’hostilité entre chrétiens et musulmans – d’où le fait qu’elles fassent autant fantasmer à droite ou à l’extrême-droite. Mais quand on se penche sur le détail des expéditions, on découvre sans surprise une réalité bien plus nuancée. La belle chronique de Jehan de Wavrin, un auteur bourguignon racontant la croisade de 1443-1444, récemment traduite et éditée par Joana Bareto aux éditions Anacharsis, en est un superbe exemple.

Vous avez dit croisade ?

Nous sommes en 1443 et le pape vient de proclamer une croisade. Cette croisade est assez étrange : les croisés venus d’Occident ne cherchent plus alors à délivrer Jérusalem, mais plutôt à stopper la progression des Ottomans. On ne se bat plus dans les déserts de Syrie, mais dans les plaines hongroises… Car, depuis près d’un siècle, le sultanat ottoman étend lentement mais sûrement sa domination, d’abord à l’espace anatolien, puis à la Grèce et aux Balkans. L’empire byzantin s’est réduit à une peau de chagrin et l’empereur, fier héritier d’une lignée millénaire, ne règne plus que sur la ville de Constantinople.

A intervalles réguliers, les appels à l’aide des Byzantins et des seigneurs hongrois ou polonais émeuvent le pape, qui lance alors une croisade. Quelques milliers d’Occidentaux, plus pieux, plus ambitieux (ou plus ennuyés ?) que la moyenne, répondent et partent se faire tuer en Orient. En 1396, la bataille de Nicopolis a par exemple vu la fine fleur de la chevalerie européenne se faire décimer par les troupes ottomanes.

En 1443, c’est le duc Philippe de Bourgogne qui se dit qu’il participerait bien à cette croisade. Pas en personne, évidemment : il envoie quelques centaines d’hommes, dirigés par le seigneur de Wavrin – le neveu du chroniqueur – et leur donne une dizaine de navires, à charge pour eux d’aller défendre le détroit des Dardanelles pour empêcher le passage de troupes turques en Grèce.

Une croisade peut en cacher une autre

Voilà donc nos Bourguignons partis, une partie depuis Nice et l’autre depuis Venise, pour aller bravement guerroyer contre les Turcs. Sauf que… pendant ce temps, les Mamelouks (d’Egypte) assiègent l’île de Rhodes, dirigée par les Chevaliers Hospitaliers. Apprenant la nouvelle, le pape ordonne donc aux Bourguignons d’aller plutôt aider Rhodes que Constantinople : on troque rapidement une croisade contre une autre…

Mais là encore rien de simple. Wavrin est alors à Venise : or les Vénitiens sont de fidèles partenaires commerciaux du sultan mamelouk et refusent fermement que des croisés partent de Venise pour aller se battre contre lui. Il ne s’agirait pas qu’une croisade vienne mettre en péril les affaires de la Sérénissime… ! Exemple éloquent qui montre bien que l’idéal de croisade ne mobilise pas tout l’Occident chrétien. Wavrin scinde alors sa flotte : lui-même, partant de Venise, ira à Constantinople, tandis que les navires qui partent de Nice iront à Rhodes. Comme ça, tout le monde est content : le pape et le duc, les Rhodiens, les Vénitiens.

Contre qui se battre ?

     Wavrin arrive donc à Constantinople avec quatre navires et quelques centaines d’hommes. Après plusieurs escarmouches sur les côtes anatoliennes, il échoue à défendre le détroit : une immense armée turque traverse de nuit, embarquée sur des navires… génois. Eh oui, car le concert géopolitique de l’époque est un gigantesque billard à trois bandes. Les Génois sont des rivaux politiques et économiques des Vénitiens. Dès lors que ceux-ci soutiennent la croisade – pire, le pape lui-même est vénitien –, les Génois choisissent de soutenir… les Ottomans. Au temps pour l’image du choc des civilisations.

L’armée turque traverse le Bosphore et s’en va gaiement massacrer l’armée croisée à Varna, sur les bords de la mer Noire. Le roi de Pologne, Ladislas III Jagellon, trouve la mort au combat. Mais, à Constantinople, Wavrin n’apprend pas la nouvelle : des esclaves, des déserteurs, des soldats enfuis rapportent les rumeurs les plus contradictoires. Le roi de Hongrie est mort, en fuite, vaincu, victorieux, s’apprête à revenir avec une immense armée, est blessé… voire même a été capturé par les Grecs, qui vont le revendre aux Turcs.

Wavrin décide alors de quitter Constantinople et d’aller se battre un peu en mer Noire. Les Bourguignons se font pirates, et leurs cibles ne sont pas toutes turques : au contraire même. L’un des capitaines bourguignons s’en prend ainsi à un « gros vaisseau » grec : quand on lui fait remarquer que ce sont des chrétiens, et que quand même il est un peu censé être un croisé, il répond qu’il a ordre de « faire la guerre à tous les schismatiques, au nom de notre Saint Père le pape ». C’est pour le moins une réinterprétation assez libre de ses vœux de croisade…

Bref, difficile de faire de cette croisade un symbole de l’antagonisme éternel opposant christianisme et islam. On a d’un côté des chrétiens qui collaborent sans problème avec les musulmans (les Vénitiens avec les Mamelouks, les Génois avec les Ottomans), de l’autre des croisés qui préfèrent piller des Grecs que combattre des Turcs…

Symbole de paix

Tout de même, entre deux actes de piraterie, les Bourguignons attaquent quelques villes turques, assiègent des châteaux, avec plus ou moins de succès d’ailleurs, coulent un ou deux navires ottomans. Il y a donc bien combats, affrontements, violences – mais pas haine de l’autre pour autant, la chronique de Jehan de Wavrin étant au contraire rédigée dans un style très calme, sans aucune épithète négative comme on en trouve souvent dans les chroniques de croisade.

Ces combats, si violents soient-ils – à Varna, plusieurs milliers de soldats trouvent la mort de part et d’autre, le roi de Pologne est tué et sa tête envoyée dans un coffret jusqu’à la capitale ottomane… – n’empêchent pas en outre les échanges, les emprunts mutuels. Y compris les plus inattendus.

En mer Noire, nos Bourguignons s’embarquent (littéralement) dans une complexe intrigue diplomatique : ils ont secouru un seigneur turc qui prétend être le sultan légitime et demande de l’aide pour récupérer son trône, en échange de la promesse de stopper la guerre. Ce personnage leur apprend alors une façon de parlementer avec les Turcs : il suffit de hisser un drapeau blanc, et le combat s’arrête, suffisamment longtemps en tout cas pour discuter. Sitôt dit, sitôt fait, à la grande admiration des Bourguignons – et ce même si la trêve ne dure que quelques minutes avant que les boulets de canon ne volent à nouveau.

L’origine du drapeau blanc semble assez mystérieuse : on propose tantôt la Chine des Han, tantôt la Rome antique… Dès la guerre de Cent Ans, on en utilise en Occident pour demander la fin des combats. On ne peut donc pas dire que le drapeau blanc est découvert par les croisés : reste que les Bourguignons semblent bien ne pas connaître cette pratique, et l’apprendre des Turcs.

Une belle image, à opposer à tous ceux qui rêvent de croisades emplies de haines et de massacres : de cette étrange croisade de 1444, les croisés Bourguignons ramènent… un symbole de paix.

Pour aller plus loin

Jean de Wavrin, La croisade sur le Danube, Toulouse, Anacharsis Editions, 2019.

Géraud Poumarède, Pour en finir avec la Croisade: Mythes et réalités de la lutte contre les Turcs au XVIe siècle, Paris, PUF, 2009.

3 réflexions sur “Le drapeau blanc, fruit de la croisade ?

  1. Bonjour,

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    Quentin

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