Entretien avec Sandrine Victor : au coeur des chantiers médiévaux

Médiéviste, maîtresse de conférences à l’institut national universitaire Champollion d’Albi, Sandrine Victor est spécialiste de la construction médiévale. Son dernier livre, Le pic et la plume. L’administration d’un chantier (Catalogne, XVe siècle), Classiques Garnier, 2023, s’interroge sur la manière dont les grands chantiers royaux sont gérés, au quotidien.

Quels sont les sources qu’on peut mobiliser pour travailler sur l’administration d’un chantier au XVe siècle ? Pourquoi peut-on parler comme vous le faites d’une véritable « montagne de papier » ?

La disponibilité des sources est fluctuante d’une région à l’autre, d’un contexte à l’autre. Pour le chantier de la forteresse de Salses, ou pour le cas des travaux effectués à Gérone que j’étudie également dans mon livre, le chercheur dispose de fonds très riches et variés. En particulier, pour Salses, dont le chantier relève de l’autorité des Rois Catholiques, les sources documentaires sont réparties entre les couronnes de Castille et d’Aragon. Ainsi, outre les comptabilités de chantier, nous pouvons travailler à partir des nombreux rapports et mémoires envoyés à l’administration des couronnes, des lettres, des cédules envoyés par le roi et la reine, mais aussi du notariat.

Vous montrez à plusieurs reprises que malgré les sources, on ne peut pas tout savoir. Par exemple, à la p. 139, vous expliquez qu’il est très difficile de savoir concrètement comment s’organise le payement des ouvriers… Pourquoi est-ce une question plus complexe qu’elle n’en a l’air ?

En effet, c’est une question complexe car longtemps on ne se l’est pas posée. Or, la matérialité de l’action administrative est une vraie question, car c’est une question hautement économique qui relève également des problématiques de paix sociale. Je m’explique : l’historiographie a longtemps travaillé les chantiers sans s’intéresser aux rouages concrets qui les faisaient fonctionner. Ainsi, le prince décide de construire une forteresse, et la forteresse se construit. Mais concrètement, cela veut dire quoi ? Il faut envoyer du personnel, ou s’assurer que celui sur place est compétent pour mener à bien le projet, il faut évaluer les ressources matérielles et humaines locales, décider ainsi de ce et ceux qu’il faut chercher, recruter, envoyer sur place, ce que cela va couter…

Mais aussi, une fois le chantier en route, comment paye-t-on les ouvriers ? La première question qui se pose est celle de la monnaie, surtout à Salses où les ouvriers viennent travailler depuis l’entière péninsule. Certains acceptent les monnaies en cours à Perpignan, d’autres non, certaines monnaies envoyées depuis l’Aragon par le roi ou depuis la Castille par la reine sont refusées par les artisans, qui y perdent au change. Cela nous donne des indices sur ces compétences profanes : la capacité des ouvriers à savoir et connaitre les cours des monnaies, à calculer la rentabilité pour eux d’un chantier. Deux exemples à l’appui : à Salses, une fraude à la monnaie est dénoncée : les payeurs trempaient les pièces dans de la suie pour qu’elles pèsent plus lourd et détourner ainsi à leur compte la différence au change. Ce qui provoque la grogne des ouvriers, et voilà pourquoi je parlais plus haut de paix sociale. A Gérone, le roi envoie un sac de pièces au gestionnaire du chantier des fortifications pour qu’il puisse assurer la défense de la cour face aux troupes ennemies. Or la monnaie envoyée, des doblas d’or castillanes, est très dépréciée sur place, et le comptable ne trouve personne qui accepte de les lui changer. Le voila donc avec une somme inutilisable sur les bras. Et toutes ces questions sur les paiements peuvent s’étendre à l’action même de payer, qui est une question économique, car on parle de temps en fait.

Combien de temps prend l’action de payer 100, 200 ouvriers, comme sur le chantier de Salses ? C’est-à-dire, l’action de relever les présences sur le chantier chaque jour de chaque ouvrier par une personne dédiée à cette tâche et payée pour ce faire, de produire une liste synthétique pour le payeur, qui va préparer la somme à fournir (parfois en plusieurs monnaies d’ailleurs car il ne dispose pas de fonds nécessaires en une seule, ou certains groupes d’ouvriers en refusent certaines), puis qui va payer chaque homme, en notant sur son cahier qu’il l’a fait, en pointant avec le liste de présence, en notant aussi ceux qui sont absents au moment du paiement donc en devant en garder une trace pour mémoire s’ils reviennent se faire payer plus tard (le cas est fréquent : à Salses un ouvrier s’est présenté après deux ans d’absence pour réclamer sa paie). Il doit ensuite mettre ce cahier en forme, en faire une ou plusieurs copies, envoyer un mémoire au trésorier… bref, que de temps passé ! Mais seule une enquête fine peut faire toucher du doigt cette organisation. Tout comme, et je finirai avec ceci, on s’interroge sur le lieu concret du paiement : sur le chantier ? dans une officine dédiée ? A Gérone, le comptable Père Miquel explique qu’il s’est fait voler un sac de pièces au moment de la paie, quand les ouvriers venaient chez lui réclamer leur dû. Voilà je crois des nouvelles questions passionnantes sur la matérialité administrative et sur le quotidien gestionnaire d’un chantier !

Dans ce livre, vous insistez sur la manière dont le roi contrôle et surveille les grands chantiers qu’il commande. Qui sont les hommes à qui le souverain fait appel pour ces missions ?

Le souverain s’appuie d’abord sur un cercle d’hommes qui a fait ses preuves, des hommes rompus à l’encadrement de troupes : celui des cadres de l’armée. Commandants, capitaines sont ainsi d’abord ceux qui seront à la tête des groupes d’artisans, menés à la baguette comme ils ont l’habitude de mener les hommes de troupes. Ainsi, certains de ces chefs sont payés pour « andar sobre la gente », c’est-à-dire veiller à les faire travailler vite, et longtemps. D’autres sont même payés pour les lever tôt le matin, et pour veiller à ce qu’ils travaillent tard le soir. Mais au-delà de ces cadres dirigeants, les souverains doivent aussi déléguer la gestion du chantier à des cadres administratifs, rompus aux procédures et habitués à tenir et rendre des comptes, faire des mémoires, rédiger des rapports, appliquer des ordres, dans un système parfois complexe de croisement de juridictions (je vous rappelle que les Rois Catholiques symbolisent l’union de deux couronnes : celle de Castille et celle d’Aragon. Il faut donc faire avec des administrations, et les trésoriers !, des deux royaumes). Et seulement ensuite, dans un cercle hiérarchique plus lointain, les souverains font appel aux réels experts techniques : les artisans, maîtres maçons, tailleurs de pierre ou charpentiers, chacun responsable de leur cohorte d’hommes, de leurs équipes constituées pour l’occasion ou compagnons de plus long terme.

Le roi veut avant tout être obéi. Cela dit, il ne l’est pas toujours… Comment le roi s’y prend-il pour s’assurer que ses ordres soient réellement appliqués ?

Dans les faits, il ne le peut pas réellement. D’où la mise en place de dispositifs de contrôle, de vérification, de validation qui se multiplient à chaque étape administrative. Ainsi, il y a deux temps dans la transmission des ordres et dans le retour d’application de ceux-ci. Le roi donne directement ces ordres par le biais de cédules aux responsables du chantier, dans une communication descendante directe. Ensuite, la multiplication des verrous de contrôle, comme on l’a vu à l’instant, permet, dans le cadre d’une communication ascendante cette fois-ci, de s’assurer que les ordres ont bien été traduits sur le terrain. Le roi et ses proches conseillers peuvent ainsi se rendre compte de l’application des décisions royales, mais aussi des problèmes. Ils peuvent donc proposer en retour des remédiations, des corrections, de nouvelles procédures. Mais si on s’approche un peu plus du texte, si on lit avec attention les correspondances, on s’aperçoit que le roi insiste et répète souvent des formules comme « nous serions très contrariés si cela n’était pas fait comme nous l’avons décidé », « … que toujours vous nous fassions savoir ce qui se fait en tout », « voyez comment pourvoir [à mes ordres et instructions] avec cette fidélité et le bon soin qui convient et importe pour mon service » etc. C’est un signe que la rigueur voire la dureté sont de mise si le souverain veut que ces ordres soient appliqués correctement : si cela allait de soi, il n’aurait pas à le dire avec autant d’insistance…

Si on devait ne retenir qu’une seule difficulté parmi toutes, qu’est-ce qui cause le plus de soucis aux responsables du chantier ?

Clairement, c’est l’approvisionnement en hommes et matériaux. Il faut aller vite, donc il faut des bras. Or le territoire perpignanais n’a pas une réserve suffisante d’ouvriers qualifiés. Il faut donc faire venir les hommes de toute la Catalogne, voire même de toute la péninsule. Ainsi, des basques, des Valenciens, des Aragonais sont recrutés. Des officiers sont envoyés dans les territoires pour mobiliser de la main d’œuvre, à qui ont offre des avantages pour les attirer. Ainsi, les jours de marche entre leur domicile et le chantier sont payés. C’est un « plus » non négligeable ! De même, l’approvisionnement en matériaux est compliqué. La pierre vient par mer de Catalogne, ce qui a un coût. Mais de véritables calculs de rentabilité sont faits par les gestionnaires : ils évaluent le ratio distance/coût/gain de temps. Car, je le rappelle, sur ce chantier, le nerf de la guerre est la rapidité : les troupes françaises sont à quelques encablures de la forteresse, il faut construire vite.

En conclusion, vous expliquez que la gestion administrative et comptable du chantier peut être lue comme un signe de « la transformation de l’Etat vers une première Modernité ». Pourquoi ? Qu’est-ce qui se joue de si important dans la gestion du chantier ?

Au travers de la gestion du chantier, on voit un édifice administratif de plus en plus complexe, mais verrouillé, se mettre en place, ainsi que la conscience des agents que les procédures doivent être respectées, qu’elles émanent d’une structure surplombante, pérenne. La part de la personnalité de chaque intervenant tend à se dissiper derrière la charge assumée. Ils deviennent les rouages d’une mécanique d’Etat qui les englobent et les surpassent. De ce fait, ils doivent connaître des procédures, une hiérarchie, où ils interagissent avec d’autres agents qui leur sont inconnus humainement, ce qui implique de nouvelles compétences, de nouvelles connaissances, et donc des hommes nouveaux, dont le savoir ne s’appuie plus sur la formation classique aux arts libéraux. Le chantier permet de voir toute la machinerie qui se met en route pour combler, au propre comme au figuré, la distance entre une décision royale et son application concrète. Même si les temps de cette fin de Moyen Âge permettent encore une souplesse, une élasticité des processus administratifs, voire même une certaine créativité, commence à transparaitre un cadre de plus en plus fort qui structure désormais le fonctionnement de l’Etat, dont le roi n’est que l’incarnation temporaire.

Il est intéressant alors de comparer, par exemple le chantier de Gérone à celui de Salses. Gérone est encore un chantier « médiéval », au sens où le teneur de comptes, Pere Miquel, ne se sent responsable qu’envers la personne de la reine, qui l’a « embauché ». Il ne se sent pas responsable vis-à-vis de la couronne ou de l’Etat. Et quand il faut pointer des disfonctionnements, des erreurs de sa part (je rappelle qu’il s’est fait voler un sac de monnaie), il rejette la faute sur le roi, qui au final, n’avait pas à lui envoyer une monnaie inutile. Il ne sent pas « au service de ». C’est très différent de Salses, où les agents, quand ils constatent des disfonctionnements, renvoient aux procédures, aux charges, et non à des hommes. Ils distinguent donc clairement l’agent de sa fonction. C’est pour moi une étape importante dans l’élaboration d’une conscience d’Etat.

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