Vivre avec les eaux à Venise, du Moyen Âge jusqu’à nous

Gabriele Bella, Venise glacée, hiver 1709

Cet automne est sorti aux éditions Belin une histoire de Venise par Elisabeth Crouzet-Pavan : une somme incroyablement érudite sur l’histoire de la ville, richement illustrée, et qui propose une histoire longue de la ville, de sa fondation à notre époque.

Le nuit de Noël 1486 (ou peut-être 1491, la date n’est pas très claire), il neige sur Venise. Pas une de ces petites neiges romantiques qu’on voit encore à l’occasion, mais une tempête terrible, comme elles se multiplient en Europe du XVe au XVIIe siècle, pendant ce qu’on appelle le Petit Âge Glaciaire.

L’époque des grands froids

Un chroniqueur raconte :

« La neige continua de tomber pendant un mois. Sur la terre ferme, toutes les vignes moururent. On traversait la lagune de Marghera jusqu’à Venise sur une épaisse couche de glace. Le maire de Mestre (sur la terre ferme) arriva même en charriot jusqu’à l’île San Secondo. […] Le canal entre la place Saint Marc et la Giudecca gela et les gens pouvaient le traverser sans risque. »

La scène est assez exceptionnelle pour être racontée dans plusieurs chroniques, mais elle est loin d’être inouïe dans les archives vénitiennes. Depuis le haut Moyen Âge, et même à plusieurs reprises durant le léger réchauffement des Xe-XIIIe siècles qu’on appelle le Petit Optimum climatique, on trouve des exemples de lagune sous la neige. La glace gagne les canaux et parfois même les abords de la ville où l’eau de mer se mélange encore peu à celle des fleuves, des blocs de glace menacent les navires qui veulent ravitailler le port, etc.

1789, Museo Correr

À chaque fois, l’inquiétude domine, car tandis que sur la terre ferme les animaux meurent dans les étables et le vin gèle dans les tonneaux, à Venise même la nourriture se fait rare et le prix du bois augmente, forçant les pouvoirs publics à réguler les prix. Une chronique parle même de loups qui traversent la glace pour atteindre Venise…

Alors pendant ce temps les Vénitiens s’occupent : ils tournoient sur la glace, y organisent des convois de mariage, puis plus tard s’y livrent même au patin… Ils témoignent de ce qu’on aurait aujourd’hui envie d’appeler une forte résilience face aux éléments naturels, sans nous laisser oublier que cette jolie image de résilience a des bases politiques très concrètes…

Apprendre à vivre avec la lagune

En effet, à Venise, ville construite à l’origine sur des marais, qui atteint à la fin du Moyen Âge près de cent mille habitants, on prend très tôt au sérieux les menaces environnementales. L’écosystème lagunaire, en particulier, est surveillé de près.

Cristoforo Sabbadino, ASVe, Savi ed esecutori alle acque, serie Laguna, dis. 16, mi XVIe siècle

Plusieurs dangers menacent. Du côté de la terre, on craint les alluvions charriées par les fleuves, qui risquent à terme d’ensabler la lagune. Alors, sans cesse, on drague les canaux à grand renforts d’ordres publics, en invoquant le bien commun, quitte à mettre le voisinage au travail. Et très tôt, on envisage de détourner des fleuves pour les écarter de la ville, en se basant sur des connaissances hydrologiques à leur tout début lorsque la première expérience est tentée en 1330.

Du côté de la mer, le danger n’est pas moins grand : il faut certes dégager les passes qui permettent aux navires de rejoindre le grand port méditerranéen que devient Venise. Mais il faut en même temps éviter que l’eau de mer ne pénètre trop fortement dans la lagune, au gré des marées et des vents, entraînant des Acqua alta qui envahissent les rues et les rez-de-chaussée. Pour que les lidi tiennent, le gouvernement multiplie les mesures et crée des agents et des institutions toujours plus spécialisés à partir du XIIIe siècle.

La politique de l’eau : savoir et agir

D’expériences de chantier en expériences politiques, certaines solutions s’imposent. Simples parfois, comme la décision de planter des tamarins le long des traits de lidi et d’empêcher les animaux d’y paître. Ou plus coûteuses à mesure que l’on avance vers l’époque moderne, quitte à importer à grand prix des pierres d’Istrie dont sont encore pavées aujourd’hui de nombreuses portions du Lido. Une partie des travaux est confiée à des entreprises privées qui gagnent les appels d’offre, mais sont surveillées de près, tandis qu’on s’assure que les matériaux, palissades ou pierres, ne sont pas volées par des particuliers.

Venise, Acqua alta de novembre 2019

Face à la lagune, il y a donc un vrai savoir-faire qui hérite d’un bagage technique et politique. Elisabeth Crouzet-Pavan consacre à cette question une grande partie de son dernier livre : elle rappelle que dès 1489 un notaire est chargé d’aller rechercher dans toutes les archives des précédents légaux sur lesquels appuyer la protection de la lagune. Elle relate comment ces expériences donnent naissance, au début du XVIe siècle, à un Magistrat sur les Eaux dont les compétences survivent jusqu’au XXIe siècle. Elle revient, enfin, sur les expériences actuelles du Mose, un barrage gigantesque et théoriquement amovible, chargé de sauver Venise des Acqua Alta qui se multiplient de manière inquiétante depuis la fin du XXe siècle.

Dans cette histoire, une chose est sûre : lorsque dans la lagune de Venise l’eau gèle ou monte, les archives parlent à la fois d’une histoire naturelle et d’une histoire politique, qui nous rappelle à quel point l’histoire médiévale continue jusqu’à nous.

Pour aller plus loin

  • Elisabeth Crouzet-Pavan, Venise. VIe-XXIe siècle, Paris, Belin, 2021.

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