Coups, meurtres et sorcellerie : la question des violences faites aux femmes au Moyen Âge

L’année 2020, dans tout ce qu’elle a déjà de particulier, est aussi celle d’une forte actualité portant sur la condition féminine. 45e édition des César, #NousToutes, recrudescence des violences faites aux femmes dans le cadre des confinements sanitaires : les sujets n’ont pas manqué pour que les discours portant sur la domination qui s’exercerait sur les femmes et leur corps s’emparent du débat public. Régulièrement convoqué dans ces discussions, le Moyen Âge serait le nom d’une régression, celui d’un retour à une époque supposée arbitraire et violente et, par voie de conséquence, comme encore plus défavorable à la condition féminine, notamment dans la genèse de la chasse aux sorcières, exercice de grande ampleur de violences contre les femmes. Au regard des sources et de la recherche historique, quels pouvaient être l’attitude et l’avis des médiévaux sur la domination et la violence entre les sexes et, en particulier, les violences faites aux femmes ?

Les violences faites aux femmes : théorie et pratique

L’histoire de la condition féminine, en se fondant notamment sur les sources judiciaires, a été profondément marquée par la mise en exergue des manifestations de la domination masculine. Celle-ci, particulièrement tangible dans les violences faites aux femmes, renseigne aussi bien sur les tensions qui peuvent agiter la cellule familiale que, plus globalement, sur les construits sociaux et culturels qui charpentent les relations entre les femmes et les hommes à la fin du Moyen Âge. C’est à cette période qu’a été construite et relayée une certaine idée de l’infériorité de la femme et de sa subordination à l’homme. Cette inégalité supposée autorise notamment, dans le cadre du mariage, la correction de l’épouse, ce que le droit et la coutume médiévale cautionnent tout en conseillant la modération.

Les sources judiciaires – qui font moins apparaître les femmes et le plus souvent dans le rôle de la victime – témoignent de cette volonté de régulation, entre condamnation et acceptation de la sévérité maritale. Ainsi, si en théorie, le meurtre, le viol, les mutilations faites aux femmes sont passibles de mort, dans la pratique, les choses semblent plus complexes. La justice médiévale qui se saisit fermement de la violence maritale joue volontiers le rôle de médiateur ou d’atténuateur pour sauvegarder d’abord l’indissolubilité du mariage avant la prévention des violences ou bien pour sauver l’honneur de l’un des époux, mari ou femme.

Conjuicides : justifier et pardonner le crime

Codex Schürstab, Nuremberg, vers 1472. Bibliothèque de Zurich

La justice royale et spécialement la justice gracieuse du roi fournissent de nombreux témoignages de femmes battues, humiliées et frappées parfois jusqu’à la mort par leur mari. Dans certains cas, l’époux-meurtrier peut échapper aux poursuites judiciaires en dressant un portrait particulièrement diffamant de son épouse afin de susciter le pardon de son crime. À Loudun, par exemple, en mars 1448, Perrette Minot est violemment frappée à coup de tison et d’écuelle en étain par son mari, Jean Minot, orfèvre de la ville. Elle avait refusé de lui faire cuire de la salade selon son goût. Pour justifier l’homicide, Jean avance qu’il était devenu nécessaire de corriger son épouse qui, ne remplissant aucun de ses devoirs conjugaux, se prostituait, buvait jusqu’à l’ivresse, dilapidait sa fortune, tentait de fuir avec ses amants et refusait de partager son lit.

Cependant, ce type de cas n’est pas à généraliser ! La justice médiévale pouvait aussi se montrer sévère à l’encontre des violences faites aux femmes. De ce fait, elle sait entendre la cause de celles-ci qui, pour la défense de leur vie, en viennent à tuer leur époux violent. C’est le cas, notamment, en 1415, près de Bar-sur-Seine, de Marie la Murgière qui est mariée avec Symon de Breuil. Ce dernier la bat quotidiennement, l’insulte et la fait parfois dormir dehors, lui refusant l’accès à leur maison. Un jour, alors que Marie revenait des vendanges, chargée de raisins, le couple se dispute et Marie, assaillie par son époux, est frappée et jetée à terre. Pour se défendre elle étrangle et tue son époux. La justice lui pardonne son geste, la faisant échapper à la prison et à la pendaison, parce que son malheur est ancien et répété et qu’elle a résisté jusqu’ici aux violences de son époux avec résignation.

En ce qui concerne le motif des violences ou du crime, à l’inverse d’aujourd’hui où la défense se construit volontiers autour de la notion de « crime passionnel », les procès ne semblent pas mobiliser le même registre : le Moyen Âge est une société de l’honneur et les violences et le crime viennent s’articuler aux représentations qui en découlent, que ce soit dans le pardon ou la condamnation des violences envers une épouse jugée rebelle ou dans le meurtre du mari violent. Mais ne nous trompons pas, derrière cette pratique judiciaire transparaît une vision de l’épouse et du mariage où la femme doit se soumettre à la voix des hommes et surtout à celle de son mari. Les traités d’économie domestique, rédigés par des hommes, à l’image du Mesnagier de Paris (1392-94) ne cessent de rappeler l’assignation culturelle et le rôle dévolus aux femmes dans la société médiévale qui se traduisent, parfois, par la violence : la norme sociale serait l’obéissance et la soumission des femmes.

La Querelle des femmes et le féminin en débat

Toutefois, alors que les idées misogynes se sont largement diffusées à la fin du Moyen Âge, celles-ci sont loin de faire l’unanimité. À partir du XIIIe siècle, la Querelle des femmes, une polémique littéraire sur le statut des femmes dans la société s’installe et fournit un foisonnant espace de débats où s’opposent violemment les discours « pro » et « anti-femmes ». Parmi ces derniers, Les lamentations de Matheolus (v. 1295), furieusement virulent, n’hésite pas à dépeindre les femmes comme un péril constant. Celles-ci auraient même rendu son auteur chauve et à moitié aveugle. En réponse, de nombreuses voix se sont élevées pour s’insurger contre ces idées et contre l’auteur même des Lamentations – selon la tradition, un certain Mathieu de Boulogne. Une femme surtout, Christine de Pizan, auteure de la Cité des Dames (1405) mais également des hommes ont pris position. À cet égard, l’auteur anonyme du Purgatoire des mauvais maris (1467) imagine Mathieu de Boulogne brûler en enfer, la bouche découpée jusqu’aux oreilles, pleine de souffre en fusion, en punition des mots cruels qu’il a proférés contre les femmes !

Christine de Pisan présentant son livre à la reine Isabeau de Bavière, manuscrit BL Harley 4431, f. 3. Source : Wikicommons

Le Moyen Âge, dans la condamnation de la domination masculine, aussi bien devant les tribunaux que dans la littérature, a ainsi été le théâtre de combats en résonnance avec ceux d’aujourd’hui, avec des détracteurs les plus misogynes et des hérauts et porte-voix de la cause des femmes. Aujourd’hui, à la manière des médiévaux, les mouvements féministes sont à la recherche de figures fortes pour incarner leur combat. L’une d’entre elles, la sorcière, s’est imposée dans les esprits. Depuis les années 70, pensée comme une figure subversive, elle a été érigée par les mouvements féministes comme un symbole de la lutte contre la domination patriarcale et comme l’exemple de l’émancipation féminine. Ces dernières années, la sorcière n’a cessé d’être réactualisée en figure de combat. De Silvia Federici (Caliban et la sorcière, 2004) à Mona Cholet (Sorcières, la puissance invaincue des femmes, 2016) la sorcière semble être devenu un archétype et un symbole puissant du féminisme militant.

Le Moyen Âge, fabrique de la répression des sorcières ?

Exécution de sorcières en Suisse en 1447, manuscrit ZHB Luzern, Bl. 60r. Source : Wikicommons

Qu’en est-il au Moyen Âge ? S’il est vrai que les XIVe-XVe siècles ne constituent pas, à proprement parler, le principal théâtre de la chasse aux sorcières, les médiévaux ont pris leur part dans la répression de femmes accusées de sorcellerie. La simple évocation de la sorcellerie suffisait à faire craindre à une femme ou à un homme la perte de son honneur, la dégradation de sa réputation mais surtout la judiciarisation de l’accusation, pouvant aller jusqu’à la torture, la pendaison et le bûcher. Les écrits théoriques sur la répression de la sorcellerie – je pense en premier lieu au Marteau des sorcières – font peser lourdement la responsabilité du crime de sorcellerie sur les femmes, jugées faibles et proies faciles des démons. Le mot sorcière, aujourd’hui employé comme une revendication, n’appartenait à la fin du Moyen Âge qu’au langage des accusateurs. Il assurait inévitablement l’exclusion du corps social car il sous-entendait une accumulation de crimes : infanticide, envoûtement, empoisonnement, adoration du diable, sabbat, vol magique, etc…

Dans de nombreux cas, devant les tribunaux, le soupçon de sorcellerie participe à construire la mauvaise vie des femmes qui sont accusées et contribue à précipiter leur marginalisation et leur condamnation. C’est le cas par exemple de Casine La Mâtine, entendue au Parlement de Paris en 1414. Elle est décrite comme rebelle, insubordonnée, volage, adultère, vagabonde et enfin comme sorcière et meurtrière de son époux par force de poison magique. Mais Casine ne cesse de se défendre, elle serait d’ailleurs elle-même victime des sorts d’une autre sorcière. Lorsque les sources judiciaires le permettent, il apparaît que résister à l’accusation de sorcellerie est essentiel pour les femmes qui passent devant les tribunaux à la fin du Moyen Âge. Cette résistance a évidemment pour horizon la sauvegarde de l’honneur et de la réputation, pouvant parfois même servir de prétexte à la révolte face à un mari violent. C’est le cas par exemple à Guise au mois d’août 1408, lorsque Marguerite de Flanguys tue son mari qui n’avait de cesse de la battre et qui venait de la traiter de « ribaude, putain et sorcière ».

Du Moyen Âge à aujourd’hui, la sorcière ne cesse d’être le symbole au cœur de luttes et de combats. Si, au Moyen Âge, elle incarnait la coupable des discours qui faisaient de la femme un péril à combattre, aujourd’hui, après sa convocation par les artistes romantiques et sa grande permanence en tant que figure des champs artistiques, le féminisme a réinvesti la sorcière pour faire émerger des marges même où les inquisiteurs l’avaient jeté, ce symbole puissant de la lutte contre l’abaissement et la domination des femmes.

Maxime Gelly-Perbellini

Pour aller plus loin :

  • Martine Charageat, « Décrire la violence maritale au Moyen Âge. Exemples aragonais et anglais (XIVe-XVIe siècles) », dans Tracés. Revue de Sciences humaines, 19, 2010, pp. 43-63.
  • Armel Dubois-Nayt ; Nicole Dufournaud, Anne Paupert, Revisiter la Querelle des femmes. Discours sur l’égalité/inégalité des femmes et des hommes, de 1400 à 1600, Publications de l’Université de Saint-Etienne, 2013.
  • Claude Gauvard, « Renommées d’être sorcières : quatre femmes devant le prévôt de Paris en 1390-1391 », dans Milieux naturels, espaces sociaux : Études offertes à Robert Delort, Paris, Éditions de la Sorbonne, 1997.
  • Brian P. Levack La grande chasse aux sorcières en Europe aux débuts des Temps modernes, Paris, Champ Vallon, 1991.
  • Didier Lett, Hommes et femmes au Moyen Âge. Histoire du genre XIIe-XVe siècle, Paris, Armand Colin, 2013.
  • Myriam Soria, « Violences sexuelles à la fin du Moyen Âge : des femmes à l’épreuve de leur conjugalité ? », dans Dialogue, vol. 208, no. 2, 2015, pp. 57-70.

7 réflexions sur “Coups, meurtres et sorcellerie : la question des violences faites aux femmes au Moyen Âge

  1. Peut-on parler de répression et de cruauté au Moyen Âge envers les sorcières, quand pour leurs juges il s’agissait essentiellement de les garder au chaud à la fin de leurs vies ?

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  2. Ah j’ai un doute. Vous écrivez « il sous-entendait une accumulation de crimes : infanticide, envoûtement, empoisonnement, adoration du diable, sabbat, vol magique, etc… » Et je me demande : « vol magique », cela veut dire « vol d’un objet par des moyens magiques » ou bien « vol dans les airs par des moyens magiques, comme le célèbre balai » ? Bien cordialement et avec tous mes remerciements pour vos articles.

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      1. Le Quidditch est en effet très ancien…
        (premières traces en 962 d’après JK Rowling herself –
        Le Quidditch à travers les âges, 2001, p. 12)

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  3. Bonjour, dans l’article « Coups, meurtres et sorcellerie : la question des violences faites aux femmes au Moyen Âge » vous utilisez en titre « Conjuicides : justifier et pardonner le crime » ce curieux mot « conjuicide » et je me demandais d’où vous l’avez tiré – à moins qu’il soit de votre invention – car je l’ai cherché partout et trouvé nulle part sinon dans et article. Pourriez-vous éclairer cette question ?

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