Francophonie(s) médiévale(s)

Aujourd’hui (20 mars), c’est la journée de la francophonie ! L’occasion de rappeler que la diffusion internationale de la langue française a commencé dès le Moyen Âge. En réalité, cette diffusion est alors tellement importante qu’y réfléchir, comme le fait l’historien Thierry Dutour dans son dernier ouvrage, revient à repenser le concept même de « France ».

Une langue parlée dans toute l’Europe

Le « français » médiéval, qui bien sûr n’est pas celui que nous parlons maintenant, est extrêmement diffusé. Il faut dire que dès le XIe siècle, des nobles francophones ont entrepris des conquêtes territoriales importantes, emportant avec eux leur langue : les Normands s’emparent ainsi des Pouilles puis de la Sicile, de l’Angleterre puis de l’Irlande. Avec les croisades, des États latins d’Orient sont fondés, dans lesquels on parle, entre autres, le français : en Syrie d’abord, puis en Palestine, à Chypre et enfin, après 1204, en Grèce et en particulier au sud, dans la région de Morée. Dans le même temps, le français picard est parlé par une large partie de la population dans les anciens Pays-Bas.

Cette diffusion est soutenue par une circulation intense d’hommes et de femmes : étudiants, soldats, clercs, musiciens, marchands, etc. Les manuscrits, les idées, les techniques voyagent dans une Europe médiévale bien plus ouverte, dynamique et connectée qu’on ne le pense souvent. Largement parlé, le français reste une langue de l’élite : en 1307, à Hereford, une petite ville à l’ouest de l’Angleterre, les ruraux témoignent en anglais, les citadins en anglais et en français, les clercs en français et en latin.

Il faut dire que les médiévaux maîtrisent souvent plusieurs langues. Il n’est pas rare que les nobles en parlent couramment trois ou quatre et, parmi ces langues, le français fait souvent bonne figure. Il apparaît dans les documents de la pratique (les chartes, les testaments, etc.) au début du XIIe siècle, et il commence à concurrencer le latin dans les relations diplomatiques à la fin du XIIIe siècle. Quand le doge de Venise écrit au sultan d’Alep en 1254, il le fait en français, et c’est dans cette langue que le sultan lui répond.

D’une manière surprenante, le français s’invente… hors de France. L’adjectif « français », utilisé pour décrire la langue, est ainsi utilisé pour la première fois par… un Anglais ! C’est en effet Philippe de Thaon qui écrit en 1113 un Comput (ouvrage servant à fixer les dates des fêtes religieuses), texte destiné au roi d’Angleterre mais rédigé dans ce qu’on appelle le français insulaire, que Philippe dit être « la langue parlée de notre pays ». Dans ce texte, il utilise 14 fois le terme « français » pour désigner la langue (sans ambiguïté, comme quand il écrit « en français, on appelle ça… »). C’est également en Angleterre que le français devient une langue littéraire, lorsque la Chanson de Roland est mise par écrit (début du XIIe siècle).

Comput de Philippe de Thaon, Cotton MS Nero A V

La première poétesse en langue française est elle aussi une Anglaise : Clémence de Barking, moniale dans une abbaye à l’est de Londres, qui rédige une Vie de sainte Catherine d’Alexandrie. Qui connaît son nom aujourd’hui ?

La langue, le royaume et l’identité

Dans son dernier ouvrage, intitulé La France hors la France. L’identité avant la nation (Vendémiaire, 2022), Thierry Dutour ne se contente pas de retracer l’histoire de cette diffusion internationale du français, de l’Irlande à la Syrie. Il explique que cette diffusion doit nous inviter à penser autrement l’histoire de France et, notamment, à nous méfier de la tentation consistant à projeter dans le passé les concepts contemporains d’identité nationale et politique.

Pour nous, en effet, « être français » signifie « être né et vivre en France », donc à l’intérieur des limites du territoire politique. Cette définition, souligne Thierry Dutour, est étroitement liée à l’importance de l’État : le territoire politique, c’est celui que contrôle et donc définit l’État. Appliquée au Moyen Âge, cette définition nous invite à réserver le terme de « Français » à ceux qui sont sujets du roi de France.

Or, quand on s’intéresse à la langue, on voit que cela ne fonctionne pas. En 1224, le pape Honorius III dit que la Grèce est une « nova Francia », une nouvelle France. En 1507, un chanoine de Lisieux explique que les nobles de Chypre sont « aussi bons français que ceux de France ». Pourtant, ces nobles vivent à Chypre depuis plus de trois siècles. C’est comme si on disait, aujourd’hui, que les habitants du Québec sont Français : cela étonnerait, voire choquerait, alors que c’est totalement normal pour un habitant du Moyen Âge. On peut donc, à l’époque, être français, et même « bon français », sans jamais avoir mis un pied en France et sans du tout relever de l’autorité du roi de France.

La pluralité linguistique est alors la règle. Dans l’autre sens, le royaume de France se compose lui-même d’une multitude de langues, ce que le latin médiéval appelle des « nations ». Il n’y a donc pas de lien et, en tout cas, pas de superposition entre le territoire politique et les territoires linguistiques. Si cette idée nous semble étrange, c’est que les nationalismes du XIXe siècle nous ont au contraire habitués à penser les deux ensemble. La France est devenue à la fois une nation et un État-nation, et l’emprise de ces termes sur nos pensées est tellement forte que nous avons du mal à penser d’autres manières d’être Français.

L’analyse attentive du cadre médiéval permet donc, comme y invite avec force Thierry Dutour, de comprendre qu’une identité culturelle française a existé avant et indépendamment de l’identité politique française : « Alors se découvre un monde français à la fois proche et profondément autre. Effacé de la mémoire civique et assez largement de la mémoire historique, il nous paraît différent au point d’en sembler opaque et presque étranger. »

Pour en savoir plus

– Benoît Grévin, Le Parchemin des cieux. Essai sur le Moyen Âge du langage, Paris, Seuil, 2012.

– Thierry Dutour, La France hors la France. L’identité avant la nation, Vendémiaire, 2022

4 réflexions sur “Francophonie(s) médiévale(s)

  1. Passionnante présentation dont l’esprit me convient tout à fait. Une précision rabat-joie cependant : l’effet pervers de cette « France hors de France » c’est qu’elle peut susciter une fièvre nationaliste, conquérante et annexionniste comme cela a tragiquement été le cas de l’Allemagne nazie envers les Sudètes germanophones.

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  2. Très intéressante comme analyse et assez contradictoire avec la vision qu’on en a aujourd’hui.
    Je suis très surpris de l’utilisation du concept de « langue française » à cette époque alors que les langues régionales, me semble-t-il, étaient très différentes ?

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  3. Un équivalent contemporain ne serait il pas la « celticité »?
    La base linguistique permettant à Bretons, Gallois, … de se comprendre par delà les frontières nationales, même si l’anglois est plus commode :-).

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