Faire barrage au roi privatisateur

Depuis 2019, le gouvernement a annoncé une privatisation inédite des barrages hydrauliques français, sous la pression des institutions européennes. La décision, assez aberrante il faut le dire, a aussitôt été très critiquée, certains criant même à la haute trahison. Accusation exagérée ? Pas tant que cela, en réalité, comme le montre une petite excursion dans le droit médiéval.

Cet article a initialement été publié sur notre blog rattaché à Libé :
ce blog ayant été supprimé fin 2020, nous republions ici ces textes.

Le concept de royaume

Au milieu du XIIe siècle, le champ de la réflexion politique est en plein bouillonnement. Au croisement du dynamisme intellectuel de l’époque et de l’essor de nouveaux Etats, plus puissants, plus ambitieux, les philosophes et les juristes fabriquent de nouveaux concepts – ou adaptent des concepts anciens. Par exemple celui de majesté, de sacralité, ou encore de royaume.

Le mot de royaume, en latin regnum, n’est pas neuf. Mais à cette époque il en vient à prendre un autre sens, plus large, plus complexe. Le royaume ne se réduit plus à la personne royale ; au contraire, c’est de plus en plus le royaume qui définit le roi. Ce qui revient à dire que le roi ne possède pas le royaume : il l’a reçu de Dieu et doit le gérer au mieux.

Inalié-quoi ?

A partir de là, les juristes élaborent un autre concept : celui d’inaliénabilité du domaine royal. Autrement dit, le fait que le roi n’a pas le droit de vendre, de donner, d’échanger, bref d’amoindrir de quelque façon que ce soit le royaume. Le roi peut donner son cheval, son manteau ou sa bague : il ne peut pas donner son palais, sa couronne ou ses forteresses.

En 1185, le roi de Jérusalem Baudouin IV, le roi lépreux, nomme comme régent et comme héritier Guy de Lusignan (tous ceux qui ont pensé « comme dans Kingdom of Heaven » sortent de la classe). Sur son lit de mort, le roi à l’agonie fait jurer à Guy « de ne transférer à personne et de ne pas aliéner les villes ou les châteaux que le roi possède actuellement ». On trouve ce genre d’interdits d’un bout à l’autre de la chrétienté médiévale. Par exemple, en 1264, le prince de Novgorod s’engage devant ses sujets à respecter un certain nombre de règles, et on lit notamment : «  toi, Prince, tu n’aliéneras pas de territoires ». C’est ce texte qui a conduit de nombreux historiens à parler de « république de Novgorod », car le prince précise qu’il ne peut pas aliéner de territoires sans le consentement du posadnik, un officier de justice élu par l’assemblée des Novgorodiens.

Cette interdiction s’étend également aux seigneurs : ils n’ont pas le droit de vendre leurs fiefs ou leurs châteaux, en tout cas pas sans l’autorisation expresse du roi. On en trouve de nombreuses attestations dans les chartes et les chroniques. Quand l’empereur byzantin Jean Comnène ordonne au prince d’Antioche de lui donner la ville, ce dernier répond qu’il n’a pas le droit de le faire, tout prince qu’il soit : la ville appartient à l’ensemble des citoyens d’Antioche, il ne peut donc pas la « mettre en vente ». Il la dirige : il ne la possède pas. On passe vite sur ce point, mais il faut noter que cette idée recoupe également la tendance du christianisme à privilégier l’usage des choses plutôt que leur propriété.

Un devoir de résistance

Certains textes médiévaux vont même plus loin encore. Ainsi du Livre au Roi, rédigé dans le royaume de Jérusalem au début du XIIIe siècle. Dans le premier chapitre, on rappelle que le roi n’a pas le droit de vendre ou de donner les forteresses du royaume. Il s’agit bien d’interdire des privatisations : cette interdiction vise avant tout les ordres religieux-militaires (Templiers et Hospitaliers), qui à cette époque essaye d’acheter le plus de châteaux possibles en Orient latin, et les communes marchandes italiennes, qui font tout pour obtenir des privilèges. Face à ces entités dont les intérêts ne recoupent qu’en partie ceux du royaume, on voit que le droit médiéval est catégorique.

Soit. Mais, me direz-vous, le contexte actuel n’est pas le même : à en croire le gouvernement, ces privatisations contemporaines sont nécessaires pour trouver de l’argent. Les médiévaux y avaient déjà clairement pensé : très précis, le Livre au Roi explique que cette interdiction reste valable « peu importe le besoin que le roi pourrait en avoir ». Le roi ne peut donc pas arguer de son besoin d’argent : les biens du royaume sont intouchables.

Et le texte continue en expliquant que si le roi voulait le faire, les nobles du royaume auraient le droit et le devoir de se « défendre contre cette action », et que cette défense ne serait pas un méfait. La fidélité au royaume passe donc avant la fidélité au roi. Pour protéger le royaume, incarné dans ses forteresses, les chevaliers peuvent se rebeller contre le roi lui-même.

Le pouvoir du roi est fort : mais l’intégrité du royaume est bien plus importante. A travers ces interdictions, le royaume se définit peu à peu comme bien commun, appartenant à tous – en latin res publica… C’est significativement à cette même époque que le mot « publique » se multiplie dans les chartes, pour désigner une route, un puits, une porte, un moulin, bref un ensemble d’infrastructures gérées par les dirigeants du temps, qui en tirent en toute légitimité d’importants profits, mais qui ne peuvent pas les détruire ou les vendre. Une nouvelle conception du commun et des communs apparaît. Ce bien public autorise même les soulèvements : l’ensemble des chevaliers qui doivent prendre les armes pour défendre le royaume, si celui-ci est menacé par un roi privatisateur.

Les chevaliers du XIIe siècle nous donnent ce faisant une magistrale leçon politique dont les conclusions restent valables aujourd’hui : la République est précisément ce que le dirigeant ne peut pas vendre. Quand l’Etat lui-même décide de vendre – à prix cassés, en plus – les barrages, nos barrages, il ne fait pas que voler nos descendants : il va contre son identité profonde. En faisant des barrages une « chose privée », l’Etat prouve qu’il a oublié qu’il n’existe que pour servir le bien commun.

Pour en savoir plus

Thierry Dutour, Sous l’empire du bien : « bonnes gens » et pacte social (xiiie-xve siècle), Paris, Garnier, 2015.

Wolfgang Mager, « Res publica chez les juristes, théologiens et philosophes à la fin du Moyen Âge : sur l’élaboration d’une notion-clé de la théorie politique moderne », in Théologie et droit dans la science politique de l’Etat moderne, Rome, EFR, 1991, p. 229-239.

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