Mauvais temps pour faire des enfants

Peur d’une catastrophe écologique, de la surpopulation, de l’instabilité politique : de plus en plus de couples ou de jeunes célibataires déclarent choisir de ne pas avoir d’enfants, ne pas vouloir imposer à une nouvelle génération un monde qui serait en passe de devenir invivable. Il est vrai que l’humanité fait face à des défis d’une portée inédite ; toutefois, ce discours est loin d’être nouveau.

Saint Jérôme et Ginks

Aux alentours de 409, la jeune noble romaine Ageruchia vient de perdre son mari. Elle aimerait se remarier, avoir des enfants et reconstruire sa vie, mais son entourage préfèrerait qu’elle reste veuve. Ils ont entendu dire que saint Jérôme, alors cloîtré dans un monastère à Bethléem, est l’un des lobbyistes les plus actifs du veuvage et qu’il n’hésite pas à écrire de longues et persuasives lettres à des jeunes filles pour les dissuader de se remarier.

François Maitre, Naissance d’Ésaü et Jacob (Musée Meermanno ms Den Haag, MMW, 10 A 11)

Sur la demande de la famille, Jérôme écrit alors une lettre fort longue à Ageruchia, lui rappelant les passages des Saintes Écritures censés inciter au veuvage. Il insiste surtout, avec un sens de l’exagération digne d’un scénario hollywoodien, sur combien le monde est à la veille de sa ruine. Il décrit par le menu et sans aucune nuance des hordes de barbares enragés qui, traversant l’Empire romain, s’apprêtent à ruiner toute civilisation pour ne laisser sur terre que les cendres de la misère. Il rappelle également à Ageruchia à quel point il serait égoïste et insensé de faire naitre un enfant dans un tel monde :

Nous ne comprenons pas que l’Antéchrist approche […]. Malheur aux femmes qui seront enceintes, ou qui nourriront des enfants ce jour-là ! […] Répondez-moi donc, très-chère fille dans le Christ, vous marierez-vous au milieu de tout cela ?

Au début du Ve siècle, saint Jérôme adopte un argumentaire assez proche de celui que tiennent aujourd’hui les membres du mouvement américain Ginks (Green Inclination, No Kids) : face à un avenir incertain et perçu comme insoutenable, la solution est de ne pas procréer.

Peur de l’avenir ou recherche de soi-même ?

Si Jérôme invoque non sans exagérations un contexte quasi apocalyptique, c’est en réalité pour plaider une tout autre cause : Ageruchia doit choisir le veuvage afin d’emprunter une voie spirituelle, pour occuper son esprit à la prière et chercher à faire son salut. L’évocation du contexte extérieur ne sert que de justification à ce qui préoccupe réellement Jérôme et l’entourage d’Ageruchia : la recherche d’une expérience intérieure.

Des facteurs explicatifs similaires jouent en réalité également chez les jeunes qui, aujourd’hui, déclarent ne pas vouloir d’enfants. Ceux-ci évoluent dans un cadre social qui fait peser sur eux une forte pression. La génération des quinquagénaires est aujourd’hui inquiète du devenir démographique de l’Europe comme du futur de leur famille, et rares sont les jeunes femmes à ne pas régulièrement entendre lors des réunions de famille : « Alors, le bébé, c’est pour bientôt ? » Pour cette génération plus éduquée, dont la vie professionnelle a débuté plus tard, qui a eu tendance à rester plus longtemps des « adolescents », la vie ne fait toutefois que commencer. C’est avant tout un besoin de liberté personnelle, d’émancipation qu’elle ressent. La jeunesse est certes marquée et préoccupée par le contexte écologique, mais le plus souvent, elle continue à faire des voyages au loin, à acheter des produits fabriqués à l’autre bout du monde. La conscience écologique, présente, n’est cependant pas chez la plupart des jeunes totalisante et n’explique pas tout. Dans ce contexte social, il est toutefois plus acceptable d’avancer qu’on ne désire pas d’enfant par souci écologique, par altruisme, plutôt qu’en expliquant ne pas vouloir s’enfermer dans les contraintes de la parentalité, pour vivre pleinement sa vie ; c’est-à-dire dans une démarche égocentrée.

Apocalypse de Silos, Ms Add.11695, f. 147v. -148 r., British Library (source Wikipédia)

Tuer le patient pour curer le mal ?

Les statistiques sont formelles : la France, longtemps fière de son taux supérieur à deux enfants par femme, vient de franchir en 2018 celui de 1,88. Les femmes font moins d’enfants, tous milieux sociaux confondus.

Selon les démographes, nous serons presque 10 milliards sur Terre en 2050. Mais les 7,5 milliards que nous sommes aujourd’hui consomment déjà plus que la planète ne peut produire. Alors, que faire ? Faire moins d’enfants ? En réalité, l’avenir de la planète ne se joue peut-être pas tant au niveau du nombre d’enfants conçus que de la manière de les éduquer. Pour l’environnement, il vaut mieux dix personnes éco-responsables que deux qui se déplacent quotidiennement en Hummer et jettent leurs déchets par la fenêtre.

Il est évident que le refus de procréer que manifestait au début du Ve siècle une certaine aristocratie romaine ne pouvait rien régler aux problèmes sociaux, économiques et militaires que connaissait alors le monde romain. Il s’agissait alors d’une forme de capitulation morale, un repli sur les conceptions eschatologiques chrétiennes qui permettait de fuir la réalité et de ne pas affronter des problématiques perçues comme trop complexes pour être résolues.

Hier comme aujourd’hui, le réflexe de l’amputation démographique n’est pas en lui-même capable de régler les questions en suspens. La solution au défi écologique auquel l’humanité est confrontée est même sans doute tout autre. Elle viendra de l’éducation et même de l’excès d’éducation. C’est en formant une nouvelle génération très sensibilisée à ces problématiques, extrêmement formée dans les domaines de l’ingénierie verte, créative et positive que l’humanité aura le plus de chance de lever l’épée de Damoclès qui pèse sur elle. Et cette relève, les générations Y et Z qui boudent la parentalité sont pourtant les mieux placées pour la faire naitre.

Pour aller plus loin

Vallée Edith, Pas d’enfant, dit-elle : les refus de la maternité, Paris, édition Imago, 2005.

Vallée Edith, Pas d’enfant pour Athéna, Paris, MJW édition, 2014.

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