Ce qui fait peur au XIIe siècle : le « Lai du bisclavret » de Marie de France

Dans sa tradition moderne, la fête d’Halloween qui se déroulera le 31 octobre est une soirée dédiée à la peur ; les enfants et les plus grands endossent des costumes effrayants pour demander des friandises. S’il n’y pas encore de soirée déguisée d’Halloween au XIIe siècle, Marie de France raconte bien, dans ses Lais (qui sont de courts récits en vers), des histoires d’hommes prenant l’apparence de créatures inquiétantes.

Du mari aimant au bisclavret effrayant

Début du « Lai du Bisclavret » dans le manuscrit Londres, Bristish Library, Harley 978, f. 131 v. Source : British Library.

Le « Lai du bisclavret » s’ouvre sur l’histoire d’un couple qui semble partager un amour idéal, jusqu’à ce que soit exposé un problème de la dame : trois fois par semaine, son époux disparaît. Suspectant un adultère, elle interroge son mari, insiste, le cajole, jusqu’à ce qu’il avoue :

“Dame, je deviens Bisclavret,
Je m’en vais dans cette forêt
Et, là, dans le profond du bois,
Je vis de rapine et de proies.” 
Quand il lui a tout raconté,
Elle alors lui a demandé
S’il allait nu ou bien vêtu.
“Dame, fait-il, je vais tout nu.
— Mais vos habits, qu’en faites-vous ?
— Dame, je n’en dis rien du tout
Car si jamais je les perdais
Et si quelqu’un m’apercevait,
Je resterais loup pour toujours
Sans plus avoir aucun recours
Tant qu’ils ne me seraient rendus.
Je ne veux donc que ce soit su.”

Cet étrange bisclavret médiéval, on l’aura compris, est notre loup-garou (selon la traductrice Françoise Morvan, il s’agit justement de la transposition du mot en breton). Tout en lui renvoie à une sauvagerie animale : quand il est transformé, le mari de la dame vit dans la forêt, retiré de la société (la forêt médiévale n’a rien de bucolique, elle est le lieu de tous les dangers), il se nourrit de sa propre chasse, il va « nu » et non plus « vêtu » (les deux mots s’opposent à la rime, en ancien français comme dans la traduction). En d’autres termes, il n’appartient plus à l’humanité. Pourtant, le discours du bisclavret a quelque chose d’émouvant : s’il avoue sa double nature à son épouse, c’est avant tout par amour ; chacune de ses réponses commence par l’apostrophe « Dame » suivie d’une première personne du singulier qui lui permet de se dévoiler. Il souhaite seulement conserver le secret sur une chose : l’endroit où il dissimule ses vêtements, sans lesquels il ne peut redevenir homme…

Crise de couple et interrogatoire conjugal

Disputatio entre un clerc et un chevalier.
Paris, Bibliothèque Mazarine, ms. 3522, f. 2v, v. 1420-1430. Source : cliché IRHT, Initiale.

Mais la dame, elle, veut tout savoir. L’interrogatoire conjugal continue :
Il faut pourtant qu’elle réponde :
“Vous aimant plus que tout au monde,
Je veux que rien ne me cachiez
Ni de moi ne vous défiiez
Car j’y verrais manque d’amour.
Or, quel tort ai-je, et tort si lourd
Que vous ne me croyiez en rien ?
Dites-le-moi, vous ferez bien !”
Elle le presse, insiste tant
Qu’il lui dit tout entièrement.
“Dame, fait-il, près de ce bois,
Près du sentier où je fais voie,
Se trouve une vieille chapelle
Et souvent j’ai recours à elle.
Une large pierre creusée
Est là, sous un buisson, cachée.
Je place tout sous le buisson
Jusqu’à rentrer à la maison.”

Pour pousser son époux à tout lui révéler, la dame a recours à un discours construit : elle commence par affirmer son amour dans une proposition participiale qui semble positive (« Vous aimant plus que tout au monde »)… jusqu’à ce que cet amour lui permette de remettre en question celui de son mari : s’il ne lui fait pas confiance, c’est que lui ne l’aime pas. Connecteurs logiques, question accusatrice, impératif présent : tous les procédés rhétoriques sont ensuite bons pour que le bisclavret avoue où il dissimule ses vêtements. Même l’assonance en [s] dans le discours narrativisé souligne l’envahissement de la dame : « Elle le presse, insiste tant » dans la traduction (tant l’anguissa, tant le suzprist dans le texte en ancien français). Quand il reprend la parole, l’époux dévoile alors un secret encore plus intime, qui fait s’approcher le lecteur des limites du monde chrétien. Petit à petit, on bascule du « bois » et de la « vieille chapelle » à la « large pierre creusée », en passant par le « buisson ». On entre désormais dans l’Autre Monde merveilleux de la métamorphose, où l’on laisse derrière soi son alter ego humain que symbolisent les habits.

Du loup-garou à la louve monstrueuse

Loup se faufilant dans la bergerie, Bestiaire d’ Aberdeen, XIIe siècle. Source : Wikicommon.

Dans le monde médiéval chrétien, la métamorphose est d’abord une illusion démoniaque. La réaction de la dame ne se fait donc pas attendre :

D’entendre chose si inouïe,
La dame, épouvantée, rougit
Et, l’aventure l’effrayant,
Pense et repense maintenant
Au moyen de fuir son mari
Et ne plus dormir près de lui.
Un chevalier de la contrée
L’a depuis fort longtemps aimée,
Ne cessant de la requérir
Et lui offrant de la servir.
Elle ne l’a jamais aimé
Et ne lui a rien accordé.
Lors, l’appelant par messager,
Et lui ouvrant son cœur entier,
“Ami, lui dit-elle, ayez joie :
Ce mal que vous souffrez pour moi,
Sans plus tarder j’en finirai
Et plus ne vous refuserai.
Prenez mon cœur, mon corps aussi,
Et faites de moi votre amie.”

Face aux révélations du bisclavret la dame est saisie par la peur, forte émotion que la narration traduit par une multiplication des verbes (« épouvantée », « rougit », « l’effrayant »).  C’est cette peur extrême qui l’incite à fuir son mariage et à chercher refuge auprès d’un amant. Dans ce passage-là, précisément, Marie de France innove par rapport à la tradition littéraire du loup-garou. Habituellement, l’épouse d’un loup-garou cherche à s’en débarrasser pour pouvoir épouser un amant qu’elle avait auparavant : ces textes participaient aux discours misogynes habituels qui critiquaient les femmes se laissant aller à leurs désirs sexuels (voilà ce qui fait vraiment peur à l’époque médiévale). La dame du bisclavret, au contraire, se réfugie auprès d’un chevalier qu’elle n’avait jamais fréquenté auparavant ; cela est bien précisé par deux négations : « Elle ne l’a jamais aimé / Et ne lui a rien accordé. » La responsabilité de la situation semble alors partagée entre la dame et le bisclavret : la première est certes trop curieuse et manipule les hommes par la parole (défauts féminins bien courants au Moyen Âge), mais le second trahit un secret bien trop intime pour être révélé, provoquant la peur panique de son épouse.

La suite du lai est moins ambiguë : la dame devient elle-même monstrueuse en envoyant son nouvel amant dérober les habits du bisclavret ; elle se marie à nouveau, puis, quand le bisclavret parvient finalement à reprendre sa forme humaine, il lui dévore le nez. Une manière, pour Marie de France, d’affirmer que le monstre effrayant n’est pas forcément celui qu’on croit, sans pour autant tomber dans le discours misogyne de l’époque… Une complexité féminine que conserve l’adaptation audiovisuelle réalisée par Émilie Mercier (2011).

À propos de la version du texte

Le « Lai du bisclavret » de Marie de France a été traduit en vers par Françoise Morvan dans Marie de France, Lais, Arles, Actes Sud, 2008. L’extrait traduit en français moderne que nous proposons est issu de cette édition, avec l’aimable autorisation de la traductrice. Une lecture et un commentaire audio des Lais et des Fables de Marie de France sont par ailleurs disponibles sur son site.

Pour aller plus loin

Griveau-Genest, Viviane, Écriture du raffinement : l’esthétique de Marie de France, Mont-Saint-Aignan, Presses Universitaires de Rouen et du Havre, 2018.

Harf-Lancner, Laurence, « La métamorphose illusoire. Des théories chrétiennes de la métamorphose aux images médiévales du loup-garou », Annales ESC, 40, 1985, p. 208-226.

Lecouteux, Claude, Fées, Sorcières et Loups-garous au Moyen Âge. Histoire du double, Préface de Régis Boyer, Paris, Imago, 1992.

Vincenot, Quentin, « La Gueule et la Peau : le loup-garou médiéval en France et en Europe », Thèse sous la direction de C. Ferlampin-Acher, Université de Rennes II, 2017.

3 réflexions sur “Ce qui fait peur au XIIe siècle : le « Lai du bisclavret » de Marie de France

  1. Bonjour,

    Je ne comprends pas très bien : dans le premier extrait, le mari de la dame lui apprend qu’il est un loup-garou. Mais qu’est-ce que le « secret encore plus intime » qu’il lui apprend par la suite ?

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    1. Bonjour, c’est une simple question de formulation, l’article dit : « la première (la Dame) est certes trop curieuse et manipule les hommes par la parole – défauts féminins bien courants au Moyen Âge, mais le second (son mari) trahit un secret bien trop intime pour être révélé, provoquant la peur panique de son épouse. » Ce qu’il révèle de trop intime, c’est sa double nature homme/animal.

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