Les seizièmes Jeux Paralympiques, qui se tiennent du 24 août au 5 septembre 2021 à Tokyo, ont été l’occasion du lancement du plus grand mouvement de défense des droits humains jamais organisé dans le domaine du sport ; il est intitulé #WeThe15 car les personnes en situation de handicap représentent 15% de la population mondiale. Le Comité International Paralympique milite ainsi pour améliorer la visibilité, l’inclusion et l’accessibilité des personnes handicapées et mettre fin aux discriminations. Il fait campagne pour que les athlètes paralympiques ne soient pas considérés par les valides comme des « super-héros », mais comme des personnes ordinaires.
À cette occasion, penchons-nous sur la visibilité et la représentation des personnes handicapées au Moyen Âge. Le parcours de vie bien réel de Nicolas d’Orgemont, un illustre (plus ou moins) inconnu, est un cas intéressant : l’absence de discrimination face à son handicap a pu marquer ses contemporains et participer à changer les regards.
Le handicap : un marqueur physique visible
Nicolas d’Orgemont, dit “le Boiteux”, est le fils de Pierre d’Orgemont, conseiller du roi de France, premier président au parlement de Paris et chancelier de France. Il est probablement né avant 1360 et appartient à une fratrie dont les membres poursuivent tous de grandes ambitions. À partir de ses quinze ans, à peu près, Nicolas se distingue par une infirmité au tibia, mais parvient à entamer une carrière de chanoine et s’implique dans la vie politique. Les chroniques du religieux de Saint-Denis, écrites par un moine de l’abbaye contemporain des guerres civiles entre Armagnacs et Bourguignons, témoignent de son rôle et utilisent cette boiterie comme un marqueur physique permettant d’identifier le fils d’Orgemont : :
Je citerai parmi les membres du clergé qui furent arrêtés et reconnus complices de ladite trahison, ledit Nicolas d’Orgemont, doyen de Tours, chanoine de l’église de Paris et de plusieurs autres cathédrales, qui, bien qu’estropié du côté droit et obligé de marcher à l’aide d’une jambe de bois, exerçait néanmoins la plus haute influence parmi les conjurés.
Nicolas doit se mouvoir de la même façon que le personnage représenté sur l’image ci-dessous, tirée des marges d’un manuscrit des Décrétales de Grégoire IX avec gloses de Bernard de Parme (appelées « Décrétales de Smithfield »). Le personnage handicapé y est figuré dans une scène pastorale, la transhumance du bétail, révélant que des orthèses permettaient aux personnes handicapées d’avoir une activité physique.

Bien que ces aides à la mobilité soient rarement attestées à l’époque médiévale, elles atteignent dès le haut Moyen Âge un degré de sophistication qui témoigne de leur usage intensif mais aussi, souvent, de leur personnalisation esthétique. Comme l’homme sur l’enluminure et de nombreux autres de ses contemporains, Nicolas est obligé d’utiliser des béquilles pour se déplacer, ce qui aurait dû l’empêcher, théoriquement, d’obtenir des dignités ecclésiastiques.
Devenir membre du clergé : la question de la perception du handicap par le public
En effet, avant de se rendre célèbre pour avoir trahi le roi de France Charles VI en rejoignant les Bourguignons, Nicolas apparaît dans les archives pontificales pour un sujet bien plus terre à terre… À cause de son handicap, Nicolas n’est pas « idoine » (conforme) pour devenir un membre du clergé. Dans une première lettre écrite par le pape Grégoire XI et personnellement adressée à Nicolas le 9 avril 1375, l’invalidité est présentée comme la conséquence d’une maladie appelée « fistule », causant une plaie ouverte :
La lettre que tu nous as envoyée contient que, alors que Dieu a permis, par hasard (casualiter), de faire apparaitre à ton tibia gauche la maladie de la fistule, et que tu es tellement faible du tibia que tu ne peux pas marcher sans appui, tu es à cause de cela impropre (inhabilis) à obtenir la dignité ecclésiastique. C’est pourquoi tu nous demandes humblement, dans la mesure où cette infirmité n’est pas de ton fait, de bien vouloir t’octroyer ce statut par bienveillance apostolique.
(Archives Apostoliques du Vatican (AAV), Registre du Vatican n° 286, folio 60 (également enregistré dans le registre d’Avignon n° 195, folio 353) – Grégoire XI à Nicolas d’Orgemont, clerc de Paris, le 9 avril 1375).
Il est bien spécifié dans la lettre que l’invalidité est apparue « par hasard », et non comme une punition divine pour une faute, témoignant de la non-culpabilité de Nicolas. Malgré son jeune âge et son incapacité à marcher sans canne, sa bonne réputation et sa bonne naissance lui valent d’être autorisé par la papauté à obtenir des dignités ecclésiastiques y compris dans une église métropolitaine ou cathédrale, à condition qu’elles soient sans cure des âmes. Moins de trois mois plus tard, le 22 juin 1375 une autre lettre du pape Grégoire XI lève même cette restriction :
[…] Nous autorisons, par écrits apostoliques, que Nicolas puisse être promu dans l’ordre de prêtre, à condition qu’il soit capable de célébrer l’office sacerdotal dans le ministère de l’Autel sans scandale ni dérision du peuple. […]

(AAV, Registre d’Avignon n° 197, folio 173 V (et 184 R) – Grégoire XI à Nicolas, clerc de Paris, le 22 juin 1375).
Les scribes de la Chancellerie pontificale se soucient de la perception du prêtre par le peuple : s’il est autorisé à tenir un bénéfice avec cure des âmes, il devra tenir l’autel, dire les messes et rentrer en contact avec les fidèles en se déplaçant avec une béquille. L’octroi de la grâce est donc soumis à l’image que Nicolas peut renvoyer, pour éviter de mêler l’Église à un « scandale » ou à des moqueries visant un handicap visible. Deux jours plus tard, le 24 juin, une deuxième lettre pontificale, envoyée à Aymeric, l’évêque de Paris, s’assure que la hiérarchie locale veille à la bonne application de cette autorisation. Le témoignage ultérieur du moine de Saint-Denis suggère que Nicolas ne souffrira pas de railleries puisqu’il jouira d’une « haute influence » chez les Bourguignons « malgré » son handicap.
Un parcours (a)typique ?
Si Nicolas, en dépit d’une origine sociale très favorisée, a dû insister auprès du pape pour poursuivre une carrière ecclésiastique en utilisant une béquille, on peut imaginer que des clercs moins nantis ont pu être découragés à l’idée de lancer la procédure. Par ailleurs, il est probable que Nicolas ait été conseillé par des médecins pour que sa maladie soit soignée de façon à ce qu’il puisse toujours se déplacer, mais là encore, faire appel à un professionnel coûte cher… Finalement, le handicap et la boiterie n’ont pas empêché Nicolas de cumuler de nombreuses charges ecclésiastiques. Ces revenus lui permirent de devenir riche et influent, jusqu’à ce que, des suites de l’échec des Bourguignons, il soit enfermé à Meung-sur-Loire, dans les prisons de l’évêché d’Orléans où il meurt en 1416.
On peut donc retenir qu’une personne en situation de handicap, certes bien née, a pu jouer un rôle de premier plan sur la scène parisienne et lors d’une guerre civile de la fin de l’époque médiévale, sans que son apparence ou son handicap ne l’empêche de faire fortune et de s’intégrer dans les réseaux de pouvoir. Ce parcours de vie particulier n’est pas le reflet d’une convention générale d’inclusion sociale, car il a d’abord fallu surmonter les obstacles à l’entrée dans le clergé. Mais il montre que, durant l’époque médiévale, une personne handicapée pouvait être un membre actif et visible de la société, à condition d’en avoir les moyens !
Pour en savoir plus :
- Valérie Delattre, Ryad Salem (dir.), Décrypter la différence : lecture archéologique et historique de la place des personnes handicapées dans les communautés du passé, Paris, Les Défis De La Civilisation, CQFD, 2009.
- Valérie Delattre, « Amputer, réparer et appareiller dans les sociétés du passé« , The Conversation, 23 août 2021.
- Léon Mirot, Une grande famille parlementaire aux XIVe et XVe siècles. Les d’Orgemont. Leur origine, leur fortune, Paris, Honoré Champion, 1913.
- Georges Vignaux, L’aventure du corps : des mystères de l’Antiquité aux découvertes actuelles, Paris, Pygmalion, 2009.
C’est intéressant cette manière de se défier a priori des infirmes, de prendre systématiquement la peine d’étudier leur mal pour savoir s’il s’agit de quelque chose de superficiel ou de quelque chose d’essentiel.
Sans doute les raisons invoquées (punition divine ou accident) sont-elles à revoir, mais probablement aussi qu’il y a là un élément de sagesse pratique à relever.
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Bonjour Madame, et merci pour cet article. L’iconographie que vous avez choisie est magnifique. Pourriez-vous me donner les références de l’image que vous placez en bandeau de votre article ? Je souhaiterais l’utiliser pour illustrer un cycle de conférences à venir sur la sociologie du handicap au centre Pompidou. Je vous tiendrai au courant si cela vous intéresse. Avec mes remerciements et bien cordialement, geneviève de Maupeou
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Bonjour,
Voilà la référence : Bodleian, MS 264, f. 109r
Le manuscrit est accessible ici https://digital.bodleian.ox.ac.uk/objects/8d17bc13-14b6-4a56-b3b5-d2e1a935c60d/surfaces/50045e37-417d-4491-8744-a4710b121955/
N’hésitez pas à nous tenir au courant pour ces conférences !
Cordialement,
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