Le dernier numéro de la revue Médiévales aborde la thématique suivante « Animaux marins : savoirs arabes et transmission dans le monde latin ». Plusieurs articles portent sur un animal qui est, au Moyen Âge, à la fois fascinant et inquiétant : la baleine… Ces analyses en disent long quant à la transmission des connaissances entre monde arabe et chrétienté latine.
Quand les Arabes essayent de décrire la chasse à la baleine
La chasse à la baleine est attestée en Europe à partir du IXe siècle ap. J.-C. : on connaît ainsi des techniques de pêcheurs qui consistent à entourer les baleines au large, à les harponner ou à les effrayer pour les faire échouer sur le rivage. Ces détails nous sont connus par quelques mentions dans des textes anglais, irlandais ou basques. Mais qu’en savent les auteurs arabes ? Ceux-ci écrivent en effet depuis des régions où la chasse à la baleine n’est pas connue : à Bagdad, les baleines ne courent pas les rues…
Dans son Dictionnaire géographique, al-Qawzînî (1233-1283) mentionne, à l’entrée « Irlande », une chasse au baleineau : selon lui, les pêcheurs font du bruit pour attirer les baleines, puis ils tuent les baleineaux en les frappant avec des pieux, avant de ramener les corps jusqu’au rivage – non sans faire fuir la mère, attachée à suivre son petit. Ce récit intriguant mélange des éléments inventés avec des pratiques confirmées dans des textes occidentaux, notamment l’utilisation de harpons accrochés à des cordes.

D’autres auteurs s’avèrent moins précis. C’est le cas notamment d’ibn Fadlân, célèbre pour avoir accompli une ambassade auprès des Bulgares en 922. Dans son texte, il parle d’un peuple vivant au bord de la mer du Nord : chaque jour, « Dieu fait sortir de la mer un poisson, chacun d’eux vient avec un couteau et en coupe un morceau, puis le poisson retourne à l’eau ». L’historien J.C. Ducène émet l’hypothèse que ce récit renvoie à un échouage de baleine. Par la suite, cette pratique passe dans les légendes arabes : on la retrouve mentionnée dans de nombreux textes, sous des formes souvent assez fantaisistes. Par exemple, un auteur du XIIe siècle explique que ce peuple doit jeter des épées dans la mer à chaque printemps, ce qui fait sortir un immense dragon qu’on peut alors couper en morceaux pour se nourrir pendant un an…
On comprend ainsi que les connaissances circulent sur une très vaste distance, mais se déforment petit à petit, au fil des kilomètres et des siècles. Certains éléments très précis sont conservés, quitte à être réinterprétés : par exemple, le fait que la baleine ne s’échoue qu’en une seule saison devient la preuve qu’elle est envoyée par Dieu. D’autres éléments sont transformés, faute d’être bien compris : la méthode du harpon devient celle de « jeter des épées dans la mer » ; d’autres enfin sont inventés pour combler des trous.
Quand les Européens essayent de comprendre d’où vient l’ambre de baleine
Dans l’autre sens, les auteurs occidentaux s’interrogent sur la nature de l’ambre gris. Cette substance, utilisée notamment en pharmacie ou pour fixer des parfums, est très précieuse, très rare et donc très chère. En réalité, il s’agit d’une concrétion qu’on trouve dans le ventre des cachalots, due à la mauvaise digestion des becs de calamar. Mais pour les auteurs médiévaux, c’est un vrai mystère – surtout en Europe, car le produit ne se trouve que sur les plages de l’Océan indien.

Les auteurs arabes sont les premiers à réfléchir à cette substance et formulent plusieurs hypothèses : l’ambre serait soit une sorte de champignon marin remontant à la surface, soit de l’écume de mer solidifiée, soit un excrément produit par un poisson.

Les auteurs occidentaux reprennent ces versions : on sait à quel point la science arabe sert de modèle en Occident. Mais les Européens ajoutent une hypothèse : l’ambre serait du sperme de baleine, congelé par l’eau durant les rapports sexuels de ces gigantesques animaux. On trouve cette idée pour la première fois dans un traité médical rédigé à Palerme vers 1150 (le Circa instans), et elle va ensuite connaître un grand succès en Occident, pendant plusieurs siècles. Mais d’où vient cette proposition ?
Selon l’historien Thierry Buquet, qui consacre son article à cette question, tout pourrait venir d’une… faute de copiste. En effet, en latin, écume de mer se dit « spuma maris », tandis que « sperme du mâle » se dit « sperma maris ». On peut donc facilement imaginer qu’un copiste soit passé de l’un à l’autre. Surtout que la littérature médicale du temps, notamment chez Avicenne, définit le sperme comme… de l’écume. Et si on ajoute que les copistes abrègent souvent « sperma » en « spma » (avec un p barré), on comprend que l’erreur ait pu être très facile à faire. On ne peut pas le prouver, mais c’est une hypothèse assez solide, permettant d’expliquer pourquoi les auteurs occidentaux inventent une origine particulière à l’ambre gris, alors qu’ils sont d’habitude très fidèles aux modèles antiques et arabes…
Les deux articles de la revue Médiévales se répondent : les Arabes réinventent la chasse à la baleine, pratiquée sur les côtes occidentales, tandis que les Occidentaux se détachent des grilles de lecture venues d’auteurs arabes pour proposer une hypothèse totalement fantaisiste sur l’origine du sperme de baleine. Derrière les différences, les décalages, les exagérations ou les erreurs de copistes, on devine ainsi la circulation d’informations et de connaissances scientifiques sur de très vastes distances. Qu’ils écrivent à Bagdad ou à Canterbury, les auteurs de ce temps partagent une curiosité pour le monde animal, une volonté de connaître le monde et de comprendre l’origine des choses.
Pour en savoir plus
- Jean-Charles Ducène, « La chasse à la baleine dans les mers septentrionales selon les sources arabes médiévales », Médiévales, n° 80, p. 65-79.
- Thierry Buquet, « De l’écume au sperme. Hypothèses médiévales sur l’ambre de baleine », Médiévales, n° 80, p. 99-118.
- A écouter : « Yoan et le savoir sur les animaux », épisode 23 du podcast Passion Médiévistes.
Quand on parle des « arabes » au Moyen-Âge, ne parle-t-on pas le plus souvent de persanophones musulmans dont les noms sont islamisés ?
Les grands noms du monde musulman, me semble-t-il, sont presque tous dans ce cas (sauf Averroès et Ibn Khaldun).
Est-ce qu’il n’y a pas là un élément fondamental qui permet aussi de comprendre l’actualité : les chiites (d’obédience iranienne notamment) ouverts aux sciences, à la philosophie, à l’herméneutique ; les sunnites fermés à toute référence grecque, y compris et surtout les sciences et la philosophie.
Il est significatif, il me semble, que parmi les deux grands noms du monde arabophone, l’un ait théorisé les raisons pour lesquelles les arabes détruisent tout ce qu’ils touchent (Ibn Khaldun, qui s’identifiait comme berbère) et que l’autre n’ait eu de postérité que dans le monde chrétien occidental (Averroès).
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Quand on parle « d’auteurs arabes », on fait référence à la langue dans laquelle ils écrivent (tout comme quand on dit « auteurs latins » pour parler des Occidentaux). L’articulation entre identités perses et arabes est une question complexe, bien étudiée par l’historiographie.
Sur votre second point, je pense qu’il faut éviter toute essentialisation : il n’y a pas un « rapport sunnite/shiite à la science ». Les individus sont des individus, qui se composent d’une multitude de strates mentales et leur religion n’est donc qu’une partie de leur identité…
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Merci d’avoir pris le temps de me répondre 🙂
Le substrat anthropologique détermine plus de choses que la variabilité « essentielle » qu’une partie de l’Occident attribue à « l’individu » (une catégorie très discutable me semble-t-il).
Ce serait essentialiser que de considérer que chaque individu à un rapport particulier au monde, qui ne dépend de rien sinon d’une essence singulière qui lui serait propre.
L’observation indique que le rapport au monde est très largement construit, qu’il a une longue histoire qui va bien au delà de « l’individu », et qu’il se reproduit par imitation.
En l’occurrence, c’est un fait que le rapport au savoir et plus particulièrement aux sciences ou à la philosophie est complètement différent chez les sunnites et chez les chiites de la sphère persane.
D’où mon interrogation : est-ce que ceux que l’on décrit comme des auteurs arabes ne sont pas des auteurs perses ou plus largement de la sphère culturelle perse (Basse-Mésopotamie, Asie Centrale) ?
Je remarque que, par exemple, l’architecture et les jardins dits « arabo-musulmans » n’ont rien ni d’arabe ni de musulman, mais sont des assemblages d’éléments persans antérieurs à l’Islam accompagnés d’éléments romano-byzantins.
Est-ce que ce corpus « arabe » est vraiment écrit en arabe ? Si c’est bien le cas, n’est-il pas issu de traductions depuis un corpus de langue persane, ou est-ce plutôt le corpus de langue persane qui est issu de traductions depuis l’arabe ?
Beaucoup de questions d’un coup ! ^^
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Bien que m’y connaissant peu en langue arabes et perses ! Je crois savoir qu’il y avait à Bagdad, une assemblé d’intellectuels , s’ils étudiaient surtout le Coran , les sciences humaines y avaient toutes leurs places , et ils se montraient bien plus pragmatiques qu’en occident ! Il ne me semble donc pas étonnant qu’à leur époque, ils aient pris l’ambre pour un excrément de poisson ! En fait l’ambre ayant plus è voir avec un « calcul » , soit urinaire , ou biliaire ! Il ne faut pas oublier que se sont eux qui ont sauvé le savoir Grec , en le sauvant grâce aux divers traductions qu’ils en ont faits ! Voir « Fibonacci » ! De plus, il convient de prendre en compte le décalage dans le temps, pour que lesdits manuscrits arrivent en occident ! Étant néophyte sur ce sujet , j’espère que ce commentaire ne vous semblera pas trop futile ! Avec mes remerciements pour le travail que vous effectués ! Allanet !
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Le savoir a été conservé par les grecs (les byzantins).
Après une première série de traductions depuis l’arabe, les traductions se sont faites directement depuis les textes byzantins (en grec).
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