Les moines médiévaux ont-ils inventé la langue des signes française ?

Vous l’avez sûrement remarqué : à la télé, dans toutes les communications officielles émanant du gouvernement, un ou une interprète en langue des signes française (dite LSF) est là, dans un petit coin de l’écran. La LSF a une longue histoire, elle a été souvent moquée ou questionnée, et il vaut la peine de s’interroger sur ses réelles origines.

Les sourds d’hier

Aussi loin que l’histoire puisse remonter, il y a toujours eu des sourds, qui, en contact permanent avec les entendants, durent s’adapter et communiquer par le biais de la pantomime et/ou de codes familiaux. Déjà au Ve siècle, saint Augustin déclarait :

« N’as-tu jamais remarqué comment les hommes s’entretiennent avec les sourds, par des gestes, et comment ceux-ci, à l’aide de ces mêmes gestes, interrogent, répondent, enseignent, indiquent tout ce qu’ils veulent ou au moins la plupart des choses ? Dans ce cas, ce ne sont pas seulement les choses visibles qui sont signalées sans la parole, mais encore les sons, les saveurs et autres choses semblables […] »

Saint Augustin, Oeuvres complètes, Paris, Vivès, 1869, tome 3, page 259

Pourtant, ces signes ne sont pas réellement une langue des signes, car il leur manque une syntaxe, un alphabet et un lexique. Il faut également insister sur le fait que les différentes langues des signes n’ont pas une origine commune.

Schéma des différentes langues des signes. Source ici.

Dans l’histoire de la culture sourde française, on dit souvent à tort que c’est l’Abbé de l’Epée qui, au XVIIIe siècle, aurait crée la LSF en rencontrant deux soeurs sourdes. En réalité, il découvre un mode de communication gestuel grâce à elles et ouvre un cours gratuit pour les enfants sourds – là est la vraie innovation.

L’Abbé de l’Épée n’invente donc pas un mode de communication (il réutilise les signes déjà en place) mais d’instruction par le biais des signes méthodiques afin d’éduquer les jeunes sourds au français écrit. Son cours, ouvert à une trentaine d’élève, inspira les autres pays européens et sa méthode se diffusa, participant largement à sa renommée dans la culture sourde occidentale. Mais qu’en était-il de la communication des sourds français avant l’époque moderne ?

Les moines et le silence

C’est au Moyen Âge que nous trouverons les réponses les plus concrètes à travers la vie des moines bénédictins puisque pour pallier à leur vœu de silence, ils ont mis en place des signes gestuels que nous appellerons des signes monastiques. La règle de saint Benoit, rédigée dans la première moitié du VIe siècle, est claire à ce sujet : « le bavard ne marchera pas droit sur la terre » (chapitre 7) et « Si toutefois il leur manque quelque chose, ils le demanderont par un signe quelconque, plutôt que par la parole. » chapitre 38.

John Bulwers « Chirologia », liste de signes codifiés, 1644. Source : Wikicommons

Néanmoins ce n’est qu’à partir du XIe siècle que ces signes sont fixés par écrits, limitant alors les incompréhensions et permettant une communication unifiée entre les moines. Ils ne sont pas cantonnés à la vie religieuse mais explorent plusieurs thèmes comme l’alimentation, les arts et les sentiments. Par exemple, dans un texte anglosaxon daté d’environ 1050, on trouve des signes pour dire « j’ai soif » (mettre son index sur sa bouche), « un livre » (tourner sa main pour imiter des pages), « une cerise » (se pincer le nez jusqu’à ce qu’il devienne rouge), « l’abbé n’est pas là » (poser deux doigts sur sa tempe, puis fermer son poing), etc. Ces signes sont souvent de précieuses indications sur la vie quotidienne des moines et leurs préoccupations.

Mais ces signes sont-ils pure invention ou sont-ils inspirés des signes des sourds ? Nous ne pouvons, pour le moment, pas apporter de réponse puisque l’état de la recherche actuelle n’est pas assez approfondie. Néanmoins, il est avéré que dès le Xe siècle, certains sourds ont eu le droit de bénéficier d’une instruction religieuse signée comme dans le monastère de Bouxières-Aux-Dames, dans l’est de la France. Il est évidemment probable que dans les grandes villes, les sourds instruits aient diffusés aux autre sourds ces signes unifiés et compréhensibles par les entendants, initiant une première sorte de langue des signes remplaçant petit à petit les codes familiaux signés divers et variés.

Enfin, déjà dans les textes de lois médiévaux, les signes sont considérés comme de véritables moyens de communication à part entière puisque par exemple dans le mariage ou la confession, les sourds sont invités à communiquer par leur biais. Le cliché du sourd dénué d’intelligence disparaît aussi au Moyen Âge : le contexte change radicalement par rapport à l’Antiquité, où Aristote affirmait que la déficience mentale des sourds était certaine. Au Moyen Âge, au contraire, on encourage ces derniers à s’instruire religieusement et à travailler, ils vivent plutôt normalement – avec toutefois quelques difficultés dues à la barrière de la langue.

Ce qui fait une langue

Comment définir alors par qui et comment la LSF et les signes ont-ils été inventés ? Les religieux médiévaux n’ont définitivement pas à proprement parlé inventé la langue des signes française bien qu’ils aient probablement apporté des contributions à l’uniformisation des signes médiévaux par le biais des dictionnaires de signes. Mais cette question n’a pas réellement de réponse.

Il est vrai que suite aux accords du congrès de Milan, la langue des signes française a été bannie des écoles et dénigrée par les oralistes. Après 110 ans, c’est seulement en 1991, qu’on redonne le choix aux parents et aux enfants de choisir entre une instruction signée ou oralisée, cependant, elle n’est reconnue comme langue à part entière qu’en 2005. Petit à petit, les sourds, en se rencontrant et en créant de véritables communautés sociales, ont créees les LS, les ont améliorées et corrigées. Le réveil sourd français des années 1980 a été révélateur puisqu’en se battant pour leur langue et sa reconnaissance, ils ont amoindri l’influence du français dans cette dernière.

L’offrande du cœur, enluminure dans un manuscrit du Roman d’Alexandre, Oxford, Bodleian Library, ms. 264 f. 59r

Les langues des signes, en constantes mutations, s’adaptent à nos époques à l’instar des langues orales, tout en transportant avec elles un bagage historique toujours présent. Par exemple, dans la LSF, le signe « je t’aime » trouve ses racines à l’époque médiévale en se signant en offrant son cœur à l’être aimé.

Megan Kateb

Pour en savoir plus

  • Scott Gordon Bruce, Uttering no human sound: Silence and sign language in western medieval monasticism, Ann Arbor, 2000.
  • Juan, Conde-Silvestre, « The code and context of monasteriales indicia: a semiotic analysis of late Anglo-Saxon monastic sign language », Studia Anglica Posnaniensia, n° 36, 2001, p. 145–169.
  • Yann Cantin, Angélique Cantin, Dictionnaire biographique des grands sourds en France : Les silencieux de France (1450-1920), Paris, Archives et culture, « Dictionnaire Historique », 2017. On peut écouter une conférence de lui ici.
  • Yves Delaporte, Dictionnaire étymologique et historique de la langue des signes française. Origine et évolution de 1200 signes, Editions du Fox, Paris, 2007.
  • Aude De Saint-Loup, Yves Delaporte, Marc Renard, Gestes des moines, regards des sourds, Nantes, Siloë, « Rencontres », 1997.
  • Florence Encrevé, Les sourds dans la société française au XIXe siècle. Idée de progrès et langue des signes, Grâne, Créaphis, 2012

8 réflexions sur “Les moines médiévaux ont-ils inventé la langue des signes française ?

  1. Très instructif comme d’habitude. J’ignorais tout de ces racines. On peut considérer que l’abbé de L’Epée a fixé la LDS pour développer son enseignement. Très significatif de la société française est le fait que notre pays a donc reconnu le premier la LDS comme une langue authentique et comme vous le dites, il l’a ensuite bannie. Elle s’est développée très fort hors de France, notamment dans les pays anglo-saxons (fin XIXe siècle, création d’une université pour les sourds aux USA). C’est dans les années 70 qu’à l’initiative des associations de sourds, et en même temps (ce n’est pas un hasard) que le combat pour le retour en grâce des langues régionales, l’adoption de la LDS est devenue une revendication. Pourquoi cette exclusion ? Elle a certainement à voir avec notre modèle sociétal, le Jacobinisme et la laïcité, « dans l’espace public, oublions nos différences ». La langue des signes a été (trop) longtemps combattue au motif qu’elle enfermait les sourds dans un ghetto et empêchait leur « intégration » (même argument contre les langues régionales). Le mot est lâché. Un beau sujet d’étude pour un universitaire… si l’Université oublie un peu de son Jacobinisme.

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  2. À propos du commentaire d’Augustin sur les signes des sourds, vous dites: “Pourtant, ces signes ne sont pas réellement une langue des signes, car il leur manque une syntaxe, un alphabet et un lexique.”

    Qu’en savons-nous en réalité ? Augustin était-il outillé pour juger si cette collection de signe est une langue ou non ? Et dans l’hypothèse où il le serait, est-ce vraiment le propos de ce passage d’en rendre compte ? C’est déjà formidable qu’il ait noté que les signes fassent référence à des objets immatériels ou abstraits, en plus des objets concrets. La présence d’un alphabet dactylologique (signé), d’une écriture ou d’un dictionnaire ne sont nullement nécessaires à l’existence d’une langue. D’ailleurs aucune langue des signes modernes ne disposent de système d’écriture propre largement diffusé et enseigné, même s’il existe des expérimentations (d’ailleurs passionnantes) à ce sujet.

    Si l’on en juge par les témoignage contemporains, lorsque des sourds élaborent entre eux des signes, il s’élabore une syntaxe, puis une culture, bref toute une langue gestuelle. Voir l’exemple de la langue des signes nicaraguayenne.

    À cet exemple, il est plus vraisemblable que des langues des signes aient existé tout au long de l’histoire de l’humanité, notamment lorsque des sourds peuvent se rencontrer entre eux, et qu’elles disparaissent, se séparent, se rassemblent ou se reconfigurent en même temps que ces communautés. Il a pu également en exister de nombreuses au cours de la longue histoire du monachisme, ne serait-ce qu’en occident. Simplement il sera très difficile de l’établir, et d’établir leur éventuelle contribution aux langues gestuelles modernes.

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    1. Votre remarque est très intéressante, elle me pousse à réfléchir différemment et à me séparer de l’idée actuelle des LS, je vous remercie.
      J’ai travaillé avec le professeur Yves Delaporte sur le possible lien entre les signes monastiques et les LS actuelles (française et américaine) mais c’est un sujet nouveau, il faudra encore un peu de temps avant d’émettre un véritable avis.

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