Et si le Christ avait été une fille ?

C’est Noël, l’époque des sapins, des cadeaux, de la crèche – inventée au Moyen Âge ! Pour les chrétiens, c’est l’une des fêtes les plus importantes de l’année : on célèbre la naissance du Christ. Et pour les amateurs de théologie, c’est probablement l’un des évènements les plus riches de sens de cette religion : Dieu s’est fait homme. Mais homme comme dans humain ? Ou homme comme dans garçon ?

Certains théologiens médiévaux se sont posé la question : pourquoi le Christ n’aurait-il pas été une petite fille ? Avant même d’être féministe, cette question a d’abord été religieuse.

La naissance de la scolastique : toutes les questions sont-elles permises ?

Cette question n’est pas posée par des illuminés Elle vient du cœur même de l’élite chrétienne : de l’Île de la Cité où Pierre le Lombard enseigne la théologie au XIIe siècle. Paris est alors un centre prestigieux de savoir où maîtres et élèves, tous clercs, commentent les textes de la Bible et des Pères de l’Église, ces grands auteurs chrétiens dont l’autorité est officiellement reconnue. Les vivants décortiquent les écrits de leurs prédécesseurs, tentent d’harmoniser les affirmations contradictoires, se donnent progressivement le droit de choisir entre deux interprétations possibles par un raisonnement logique. Ils inventent les règles d’une science qu’on appelle la scolastique, et dont les structures influencent encore largement notre rationalité.

743px-Laurentius_de_Voltolina_001

J’en vois un qui dort, là, au troisième rang…

Pierre le Lombard est d’ailleurs venu à Paris pour cette raison. Comme beaucoup d’autres clercs talentueux à cette époque, il est envoyé en Île-de-France pour étudier. Il y deviendra évêque de Notre Dame. Le Paris dans lequel il est arrivé était celui d’Abélard et Hugues de Saint Victor. Celui qu’il laisse à sa mort en 1160 connait une multiplication du nombre d’étudiants, jusqu’à la fondation de l’Université de Paris en 1200. Dans ses dernières années il rédige les Sentences de Pierre le Lombard : un manuel qui compile les auteurs précédents et propose une vision cohérente de Dieu et du monde. C’est un énorme succès : pendant près d’un siècle et demi son livre va être LE manuel des étudiants. On lit la Bible, et les Sentences. Or une large partie de ce texte se concentre sur un problème récurrent : la nature du Christ.

« Si Dieu pouvait assumer la nature humaine comme femme »

La question de la nature du Christ est le serpent de mer de la religion chrétienne. Elle est d’ailleurs à l’origine de branches différentes du christianisme. Les théologiens prennent très au sérieux toute une série de questions : le Christ est-il de même nature que Dieu ? Est-il mort sur la croix ? Existait-il avant d’être né ? A-t-il été vraiment humain, a-t-il souffert, ou ri ? Au milieu de ces pages on trouve cette question :

« Il convient encore habituellement de chercher, bien que ce soit par curiosité, pour quelques-uns, si Dieu pouvait assumer la nature humaine comme femme. ‒ Certains ont été d’avis qu’il pouvait l’assumer dans le sexe féminin comme il l’a assumé dans le sexe viril ; mais il a fait en sorte, d’une manière plus opportune et plus conforme, qu’il naisse d’une femme et assume un homme, de manière à montrer ainsi la délivrance de l’un et l’autre sexe. »

Pour répondre à cette question, Pierre le Lombard contourne habilement. Certes, dit-il, Dieu aurait pu naître femme. Mais il a choisi de naître homme, en naissant d’une femme, la Vierge. Comme ça tout le monde y trouve son compte. Les femmes et les hommes ont été touchés par le péché originel. Il convient que les deux en soient délivrés en étant touché à un moment par Dieu.

Évidemment le texte n’échappe pas aux normes de son époque : pour un penseur médiéval, le sexe le plus opportun pour le fils de Dieu est bien celui d’un homme. Saint Augustin, qui se posait la même question au Ve siècle après Jésus-Christ, allait même plus loin : il écrivait que l’homme était « le sexe le plus honorable. »

Le sexe le plus honorable

On ne peut donc pas sortir ces textes de leur époque, ni chercher à lire entre les lignes des questionnements féministes. Le féministe naît de l’idée même que les êtres humains sont égaux. Or le Moyen Âge ne partage pas cette idée : à cette époque les femmes sont considérées comme légitimement inférieures aux hommes, de même que certains hommes ont légalement moins de droit que d’autres. Il faudra d’abord concevoir que les hommes jouissent de droits égaux pour en venir ensuite à repenser la place des femmes.

L’Église a un rôle oblique dans cette évolution. Cette religion hérite à la fois d’un bagage culturel très patriarcal, propre à l’Antiquité comme au Moyen Âge, et du message du Christ, qui affirme que tous les hommes sont égaux. Ce n’est donc pas un questionnement féministe qui pousse Pierre le Lombard à imaginer UNE Christ : c’est un questionnement d’abord théologique, qui porte sur la nature du Christ, pierre angulaire de cette religion. C’est aussi un questionnement pratique d’homme d’Église du XIIe siècle, qui cherche à trouver des voies de croyance efficace pour tous les fidèles, hommes comme femmes, quitte à relire les textes à nouveaux frais. Il s’agit donc bien d’une question religieuse.

Or cette question résonne différemment pour nous. Elle fait entendre l’héritage culturel très patriarcal que portent encore les religions, en ceci même qu’elles sont aussi des constructions historiques. C’est d’ailleurs moins le sexe du Christ, qui est en débat aujourd’hui, que le genre de Dieu, auquel certaines Églises réformées réfléchissent actuellement. Le texte de Pierre le Lombard témoigne que ces questions ne sont pas neuves, et pourtant il montre que leur portée est en train de changer. Là où les médiévaux s’interrogeaient sur le sexe divin par curiosité, certains commencent à le faire aujourd’hui par engagement.

Et sur ce, on vous souhaite à tou.te.s un très joyeux Noël !

Pour aller plus loin :

  • Anthony Feneuil, « Y a-t-il une femme dans la Trinité ? Le genre trouble du Saint-Esprit« , sur The Conversation, 17 décembre 2017.
  • Philipp W. Rosemann, The Story of a Great Medieval Book: Peter Lombard’s Sentences, University of Toronto Press, 2007.
  • Pierre le Lombard, Les Quatre livres des Sentences. Troisième Livre, éd. Marc Ozilou, les Éditions du Cerf, Paris, 2014, cit. p. 257.
  • Karl-Heinz Ohlig (dir), Christologie, tome 2 : Du Moyen Âge à l’époque contemporaine, Paris, Cerf, 1996.

À lire sur AMA

consulterelementnum                         bnf-fr-16993-fol-29

Je jure devant Dieu                                  Être (à) Paris

3 réflexions sur “Et si le Christ avait été une fille ?

  1. Si l’Eternel était un petit facétieux aimant vraiment que les humains s’emmêlent les pinceaux à l’infini, il aurait pu prolonger la confusion qu’il a provoquée à Babel, en choisissant le « sexe le moins honorable » pour s’incarner. Car alors, la parthénogenèse serait venu apporter une hypothèse (à la probabilité plus que faible*, certes…) pour un étayage scientifique du dogme, qui aurait sans nul doute été brandi par des théologiens. Et qui sait si la séparation si claire aujourd’hui entre science et théologie, n’aurait pas connu un enfantement encore plus long et douloureux qu’il ne l’a été ?
    Merci mon Dieu !
    Joyeux Noël
    R.T.

    * un seul cas humain reconnu à ce jour comme ayant mis en échec tous les tests visant à trouver une autre explication

    J’aime

Laisser un commentaire