Faire un livre au Moyen Âge

La fabrication des livres entre le Moyen Âge et aujourd’hui a bien changé. Aujourd’hui, la chaîne de fabrication irait de la forêt amazonienne (pour le papier) à Amazon (pour la distribution). Le livre numérique sauve des arbres et atterrit sur nos tablettes et nos liseuses. Mais, au Moyen Âge, la chaîne du livre va plutôt du mouton des champs, pour le parchemin, ou des chiffons mis au rebus pour la fabrication du papier, jusqu’aux volumes finis, reliés et enluminés pour les plus riches d’entre eux, directement transmis au particulier qui en avait fait la commande.

Préparer les matériaux

Pendant plusieurs siècles, la quasi-totalité de la production livresque se concentre dans les grands ateliers monastiques : les scriptoria, rendus célèbres par le Nom de la Rose. Les moines reçoivent fréquemment des demandes précises de commanditaires riches qui étaient prêts à rémunérer le travail de nombreux acteurs, durant plusieurs mois. Du début à la fin, du parcheminier au copiste, du correcteur à l’enlumineur, sans oublier le relieur et le joaillier, ces acteurs se succèdent sur le volume.

Car c’est un travail collectif que de faire un livre au Moyen Âge ! Le parcheminier commence par choisir les peaux qui formeront les parchemins après un traitement les rendant aptes à recevoir l’encre : mouton ou bœuf généralement, ou peau de très jeune veau pour faire le très précieux et très coûteux velum. Pour un manuscrit de grande taille, il faut compter plus d’une centaine de peaux de moutons : ça représente donc déjà un coût très important. D’où de nombreux remplois de matériaux : on gratte les lettres, et hop on récupère une feuille (presque) neuve. Ce qui, au passage, fait souvent la joie des chercheurs contemporains, qui peuvent parfois retrouver le premier texte sous le second.

Les ballots de parchemins sont ensuite vendus aux ateliers de copistes qui les transforment à nouveau pour en faire des pages, des feuillets pliés liés ensemble pour former des cahiers indépendants qui comptent souvent moins de 20 pages. Une fois les cahiers reliés, on a affaire à un codex. Les scribes travaillent sur les feuillets, à la plume d’oie et au grattoir. Vu le coût des matériaux (et vu qu’on ne peut pas faire CTRL+Z pour effacer une erreur), on ne confie le parchemin qu’aux copistes confirmés : les novices s’entraînent sur des tablettes de cire.

Une copie, plusieurs mains

Les moines copient le texte, lettre par lettre, le plus fidèlement possible : ce qui n’empêche pas les erreurs, les coquilles, les incompréhensions. Le copiste peut parfois « craquer » : ainsi de cette page d’un manuscrit du XVIe siècle où le copiste a visiblement essuyé sa plume, puis ses doigts salis d’encre…

2

Le copiste n’hésite pas non plus à abréger le texte, parfois drastiquement, ou au contraire à y insérer des commentaires personnels. Dans un manuscrit du texte de Marco Polo, le copiste note : « je ne sais pas si tout ça est vrai : si vous voulez croire, croyez ! ». Le scribe Guiot, un des premiers copistes des romans de Chrétien de Troyes ayant visiblement un rapport complexe au texte qu’il copie, coupe des passages entiers, euphémise la violence, les émotions, change les répétition et accélère parfois le rythme du récit… Il réécrit pour ainsi dire l’œuvre, jusqu’à signer lui-même et parfois « oublier » de mentionner le nom de Chrétien de Troyes. Ajoutez à cela que la grande majorité des œuvres sont copiées par plusieurs scribes qui travaillent en parallèle, ce qui peut parfois donner un aspect un peu patchwork à l’œuvre. Tous ces changements font de chaque manuscrit une œuvre unique, un livre à part entière.

À la fin ou au début de l’ouvrage, les copistes insèrent fréquemment un colophon, c’est-à-dire un petit texte donnant la date et leur nom. Ils laissent des emplacements vides pour les images, et ils indiquent notamment, par un petit signe, l’emplacement des manicules : des petits dessins de mains servant à attirer l’attention du lecteur sur un passage précis. (comme cela ☞)

Les feuillets peuvent ensuite être transmis au rubricateur qui écrit les titres (la rubrique), souvent en couleur, et trace quelques miniatures simples. L’enlumineur passe enfin pour les manuscrits les plus riches et appose parfois de vrais chefs-d’œuvre au détour des pages du volume. L’enlumineur, comme le copiste, prend souvent plaisir à insérer des images amusantes, fréquemment scatologiques ou pornographiques : on appelle ça des marginalia. Assez fréquemment, l’enlumineur passe en premier et le copiste doit alors s’adapter au dessin, le cas échéant en faisant tourner son texte tout autour de l’image…

3

Une fois tout ce travail effectué, les cahiers sont réunis et reliés avec du cuir et du bois. Quand les commanditaires sont des personnes d’importance, on appose leurs armes sur le dos de la reliure et dans les miniatures : une marque de propriété qui s’étale parfois tout au long du livre.
Si on vous raconte tout ça, ce n’est pas non plus par hasard. Un livre est un travail collectif au Moyen Âge, mais il l’est encore aujourd’hui. Cette semaine sort le livre Actuel Moyen Âge, inspiré du blog, avec des ajouts d’articles inédits. L’écriture de ce livre a été une aventure collective à quatre paires de mains, mais il a en réalité mobilisé, comme pour un manuscrit médiéval, de nombreux acteurs, que nous remercions sincèrement : les éditeurs d’Arkhê qui ont relu et corrigé le texte, les graphistes, les imprimeurs de Laballery, Elisabeth Crouzet-Pavan qui a accepté d’écrire une préface pour nos textes et aussi les internautes qui ont donné leurs avis sur nos articles !

De la joie de finir

Le côté artisanal de la fabrication des livres aujourd’hui semble avoir un peu perdu de son charme. Ce ne sont pas des livres que des copistes ont mis plusieurs mois à copier, bravant la fatigue, le froid, les courbatures – car la copie est un travail physique au Moyen Âge, autant que le travail des champs. En effet, on n’écrit pas en reposant son coude, comme aujourd’hui, mais le bras levé : essayez un peu, et ensuite imaginez-vous tenir la position pendant six heures d’affilée, comme le font certains moines… En outre, il faut copier vite, car les commanditaires sont souvent pressés : on a pu estimer que les moines copiaient en moyenne quatre folios par jour, certains se vantant d’en copier vingt ou vingt-cinq !

On retrouve parfois dans les marges des volumes la marque de ces souffrances quand le copiste nous dit par exemple qu’il interrompt son travail « en raison de la rigueur du froid hivernal ». Déchiffrer l’écriture du texte qu’on copie est un enjeu à part entière : « voilà une page bien difficile à lire, je ne sais vraiment pas ce que je vais écrire ». Parfois, la main continue de travailler mais l’esprit est ailleurs : « c’est maintenant l’heure du déjeuner » nous écrivent parfois les moines dans les marges. Et quand le volume est fini, selon les caractères, c’est la lassitude qui est déversée sur le papier, ou au contraire la joie d’en avoir fini : « Merci mon Dieu ! quelle joie, amen ! ». Aujourd’hui, soyons honnêtes, on souffre moins de la faim, du froid et des crampes qu’au Moyen Âge, mais la joie de voir se concrétiser un projet dans un livre d’encre et de papier est la même.

Un livre reste en outre au Moyen Âge une œuvre très fragile. Non seulement il craint l’eau et le feu, mais surtout l’encre s’efface facilement au fil des lectures. En 1091, les moines Domingo et Muno copient le magnifique Béatus de Liebana et mettent en garde leur lecteur : « tourne les pages avec attention et surtout ne touche pas les lettres, car le lecteur peu prudent peut effacer le texte et détruire le livre ».

Aujourd’hui, sans craindre de le détruire en tournant les pages, on ne peut que vous encourager à jeter un œil à cet Actuel Moyen Âge version livre, sans hésiter à y mettre les mains, à toucher les lettres, à ajouter vos propres manicules et marginalia si ça vous fait plaisir. Vous pouvez le retrouver ici dans deux enseignes de librairie en ligne ou le réserver dans votre librairie préférée. Et on vous souhaite autant de plaisir à le lire que nous avons eu à l’écrire.

Pour en savoir plus :

  • Paul Géhin, Lire le manuscrit médiéval, Paris, Armand Colin, 2017.
  • Richard W. Clement, « Books and Universities. Medieval and Renaissance Book Production – Manuscrip Books”, ORB Online Encyclopedia – Manuscrit Books, 1997.
  • Anne Rochebouet, « Entre « cil qui l’escrist » et « cil qui fist » : de l’influence de Guiot sur Chrétien de Troyes dans le Chevalier au Lion », colloque de la SLLMOO, 27-29 septembre 2012, à paraître aux PUPS.

A lire sur AMA

bouleauAldus-Horace3

Lire et écrire, c’est du bouleau !                  De l’octavo à l’Ipad

5 réflexions sur “Faire un livre au Moyen Âge

  1. Bravo donc aux 4 mousquetaires.es pour cet aboutissement – qui j’espère ne sera pas une fin.

    Le fait que vous ne puissiez pas vous empêcher d’en venir au livre papier est très intéressant !
    Je me demande souvent quel sera l’avenir du papier. Va-t-il être tué par l’écran, comme le CD a tué le vinyle tellement c’est le « même » en mieux (encore que… des niches commerciales prouvent le contraire) ? Et si oui, à quelle échéance : verrons-nous cette mort de notre vivant, ou l’agonie prendra-telle plusieurs siècles comme comme celle du manuscrit ?
    Ou bien va-t-il survivre dans sa niche a lui (quel destin de chien…) comme l’avion, le train, la voiture, le vélo ou les pieds ne se sont pas fait disparaître successivement mais se sont chacun spécialisé dans des pratiques, des distances, des groupes sociaux, des moments et des lieux ?

    Manifestement, le blog, l’écran et internet ce n’est pas pour vous juste le papier en mieux, c’est aussi autre chose. Mais quoi ?

    – Y a-t-il une question de statut plus prestigieux, tel le manuscrit enluminé qui a donné des complexes à l’imprimé débutant qui cherchait à lui ressembler ? (cf AMA de l’octavo à l’Ipad)

    – Question de public plus large ou public autre à toucher ? (on a tous une vieille tante cultivée qui n’a pas pris le train de l’informatique et de l’internet et risquerait de mourir sans vous avoir lu, si on ne profitait pas d’une heureuse proche coïncidence de votre projet et du calendrier, pour lui donner à vous découvrir sous emballage enluminé de fête)

    – Et il est donc aussi question de pratiques sociales : on offre et on reçoit volontiers comme cadeau un objet livre, tandis que transférer un lien, une adresse, ça fait piètre figure comme offrande.

    – Et donc aussi en question : Gratuité Vs Payant ; pour un.e postdoc qui ne roule pas sur l’or, ça fait une (petite) différence au moment des étrennes.

    – Différence de statut du lecteur dont vous intégrez les remarques (et donc statut de l’écrit final) ? Faut-il y voir juste l’équivalent du traditionnel « courrier des lecteurs » ou bien une influence sur la réécriture des articles avant impression, qui ne seraient alors pas exactement les mêmes à l’écran et dans le livre ? Auquel cas on s’achemine vers une complémentarité des 2 supports, une interactivité qui ouvre de nouveaux horizons. Donc on est aussi en lien avec d’autres pratiques sociales : les stratégies commerciales de l’édition (il ne faut pas que ça fasse juste double-emploi, sinon on n’achètera pas ; il faut susciter l’envie)

    … et j’en oublie sûrement d’autres.

    Joyeuses fêtes à tous.tes, auteur.trice.s et lecteur.trice.s, et aux plaisir de vous lire.

    R.T.
    PS au fait, je ne me souviens plus si vous avez abordé l’orthographe au M.A. ?;-)

    J’aime

    1. @R.T. Merci beaucoup pour votre commentaire et vos encouragements ! Pour vous répondre dans l’ordre :

      – Y a-t-il une question de statut plus prestigieux, tel le manuscrit enluminé qui a donné des complexes à l’imprimé débutant qui cherchait à lui ressembler ? (cf AMA de l’octavo à l’Ipad)
      Il y a clairement un statut différent aux deux format. Le papier donne un statut plus « sérieux » ou en tout cas plus institutionnalisé que le blog qui est beaucoup plus libre de toute attache. Mais ça n’est clairement pas la seule raison.

      – Question de public plus large ou public autre à toucher ? (on a tous une vieille tante cultivée qui n’a pas pris le train de l’informatique et de l’internet et risquerait de mourir sans vous avoir lu, si on ne profitait pas d’une heureuse proche coïncidence de votre projet et du calendrier, pour lui donner à vous découvrir sous emballage enluminé de fête)
      Le publie n’est pas forcément plus large, mais il est en tout cas différent : la vieille tante en fait partie, mais globalement tous ceux qui n’ont pas pris l’habitude de lire beaucoup sur internet… 😉

      – Et il est donc aussi question de pratiques sociales : on offre et on reçoit volontiers comme cadeau un objet livre, tandis que transférer un lien, une adresse, ça fait piètre figure comme offrande.
      Clairement ! Et d’ailleurs, c’est bientôt les fêtes…. on a en tête un cadeau idéal pour toute votre famille ! 😀

      – Et donc aussi en question : Gratuité Vs Payant ; pour un.e postdoc qui ne roule pas sur l’or, ça fait une (petite) différence au moment des étrennes.
      Honnêtement, ça n’a pas été la motivation première : on se divise les droits d’auteur en 4 et on ne sera sûrement pas le best-seller de l’année. Donc ça met du beurre dans les épinards, mais sans que ce soit déterminant. Au contraire, l’aspect payant était plutôt un frein pour nous, puisque nous avons fait ce blog aussi dans une optique d’accès libre et gratuit.

      – Différence de statut du lecteur dont vous intégrez les remarques (et donc statut de l’écrit final) ? Faut-il y voir juste l’équivalent du traditionnel « courrier des lecteurs » ou bien une influence sur la réécriture des articles avant impression, qui ne seraient alors pas exactement les mêmes à l’écran et dans le livre ? Auquel cas on s’achemine vers une complémentarité des 2 supports, une interactivité qui ouvre de nouveaux horizons. Donc on est aussi en lien avec d’autres pratiques sociales : les stratégies commerciales de l’édition (il ne faut pas que ça fasse juste double-emploi, sinon on n’achètera pas ; il faut susciter l’envie)
      Les remarques des lecteurs ont clairement influencé la manière dont nous avons repris les articles, de même que les remarques de l’éditeur qui nous a aussi commandé des inédits. Donc pour nous, il est clair que les deux formats sont complémentaires ! mais les interactions entre les deux sont complexes et difficile à définir en deux mots…. 🙂

      L’orthographe, voilà une bonne idée d’article ! on y réfléchit !

      J’aime

  2. Bonjour. J’aurais bien copié la magnifique illustration qui est en début de cet article pour mon propre blog, mais je ne vois aucune indication de copyright ou de domaine public (ou autre). Du coup je vais m’en passer, mais c’est dommage que vous ne mettiez pas ces indications. Amicalement. Jean Doubovetzky

    J’aime

Laisser un commentaire