Des papes en guerre ? Entretien avec Olivier Hanne

Au Moyen Âge, les papes se font régulièrement chefs de guerre, ce qui amène l’Eglise à réfléchir en profondeur sur les rapports entre foi et violence. C’est l’objet du dernier livre du médiéviste Olivier Hanne, intitulé Papes en guerre ! La papauté et la violence armée au Moyen Âge, Presses universitaires Rhin & Danube, 2023

Commençons par le commencement : le pape, en guerre ? Pourtant l’Eglise médiévale interdit aux clercs de prendre les armes…

En effet, si le christianisme primitif est clairement hostile à la violence armée, en raison de la personnalité du Christ et de l’espérance de son retour prochain (la Parousie), la fin de l’Antiquité modifie le rapport de l’Église romaine à la guerre. Sans rompre avec vieille la tradition théologique et morale de malaise avec le fait guerrier (exprimée surtout par Tertullien), les évêques de Rome – comme d’ailleurs les autres évêques de l’Occident latin – sont amenés à justifier les pouvoirs temporels et leur usage de la coercition, particulièrement lorsqu’elle se fait au bénéfice de la foi, de la lutte contre le péché ou à la demande de l’Église. Car la christianisation de l’empire romain a entraîné la fusion symbolique entre l’Église et l’Empire. Après le Ve siècle, l’évêque de Rome est tenté de récupérer des prérogatives séculières et finit effectivement par exercer un embryon de gouvernement temporel dans la cité et ses environs. Ce faisant, la papauté accepte d’exercer elle-même des formes de contrainte physique.

On l’oublie trop souvent, mais au Moyen Âge le pape est un vrai souverain qui dirige un territoire très étendu. Dans ce cadre, il doit forcément diriger une armée, une police, etc : peut-on parler de militarisation du pouvoir pontifical ? Oui, même si le phénomène est lent : Après une longue période (IVe -VIe siècles) au cours de laquelle le pape en tant qu’évêque de Rome n’utilise la coercition que de manière exceptionnelle dans la cité et souvent confuse (rixes, partisans armés, conflits de personnes, etc.), l’administration pontificale se doit d’assurer l’ordre urbain et la défense de la ville dont elle est responsable, car les pouvoirs politiques traditionnels (l’empereur romain ou l’empereur byzantin) sont devenus trop absents, voire oppressent l’Eglise romaine. Il faut donc que le pape coordonne lui-même une milice et des agents militaires.

Entre le VIIIe et la fin du Xe siècle, grâce à son alliance avec les Carolingiens, la papauté profite de la naissance du Patrimoine de saint Pierre (accordé à la suite de plusieurs accords en 754, 756, 774, etc.), mais ces territoires l’obligent à étatiser et militariser un grand nombre de ses fonctions. La violence exercée par le pape devient non seulement légitime – elle est une guerre juste selon les conceptions romaines et tardo-antiques –, mais de plus en plus sacralisée car il faut défendre Rome, qui est une “terre sainte” en raison de ses reliques, de son pèlerinage et de ses saints. Avant même le Xe siècle, le pape fait figure de rempart spirituel et, à travers la personnalité de saint Pierre, peut même promettre le salut aux combattants morts au cours de certaines guerres. Même si on ne les qualifie pas encore de « saintes », elles tendent par un jeu de va-et-vient géographique et idéologique à dépasser les « États pontificaux » et à s’élargir à toute la chrétienté en raison de l’universalisme réclamé par l’Église romaine.

On peut affirmer sans hésitation que l’apparition de la souveraineté pontificale sur le Patrimonium est une étape consubstantielle de la justification religieuse de la guerre dans l’histoire du christianisme occidental…

Vous allez jusqu’à écrire que le pape est un « seigneur de guerre » : pourquoi ?

Entre le XIIe et le XIIIe siècle, l’Église romaine vit ses fonctions militaires croître sous l’effet des évènements et des dangers qui semblaient menacer son existence ou celle de ses États, particulièrement les Hohenstaufen. Pour ne pas être absorbée dans une vaste « Église impériale », la papauté a fait feu de tout bois en développant des relations politiques et des alliances militaires avec les cités et les souverains d’Europe. Sollicitée de toute part, elle a élargi ses horizons de manière réactive autant que pro-active.

Le pape Urbain II lançant la première croisade. BNF.

Le pape est en outre devenu un seigneur de guerre au sens par son privilège unique de conférer les bénéfices spirituels de la croisade (l’indulgence) associés à des privilèges fiscaux. Le champ de la guerre sainte s’est ainsi élargi de manière multidimensionnelle. Dans sa géographie : au cœur même de l’Europe et à ses marges. Dans le droit : une codification pointilleuse a été élaborée, ou a recouvert a posteriori les initiatives locales, en dépit d’innombrables débordements et abus. Dans ses catégories visées : hérétiques, grecs schismatiques, princes excommuniés, indociles à l’autorité ecclésiastique, concurrents politiques de la papauté. Le vocabulaire de la militance s’est mis à pénétrer toute la pensée chrétienne et les conceptions ecclésiales.

Mais il ne faudrait pas surestimer les capacités militaires des papes, car c’est au moment où les guerres pontificales sont omniprésentes vers le milieu du XIIIe siècle qu’elles manifestent leurs limites les plus tragiques : fiscalité abusive, incompétence des légats, échecs tactiques, projets avortés, cadre légal non respecté, indifférence des chefs croisés aux ordres du Siège apostolique. Le débordement de violence inédit fut toujours réprouvé par la papauté, bien qu’elle en fût aussi responsable.

Vous revenez dans des pages très riches sur le concept de « milites Christi », soldats du Christ, un terme qui s’applique d’abord aux moines puis aux croisés. L’Eglise militante des auteurs médiévaux est-elle une Eglise militaire ?

Le lent changement de vocabulaire autour de l’expression milites Christi a été très étudié par les historiens et pénètre dans toutes les sources. Même les textes dont le genre est spirituel ou moral définissent la vie sur terre comme une militia (un combat, une épreuve), ce qui implique une perception belliqueuse du monde, en partie inspirée par le néo-platonisme. Au XIIe siècle se met en place le vocabulaire de l’Ecclesia militans, l’Eglise terrestre combattante. Ni la curie ni les pontifes ne sont à l’origine de cette tendance, mais ils s’y rallient en raison des croisades et de leurs lectures. On se plaît à décrire les ordres cléricaux sous la forme d’une armée et la procession pontificale « comme la ligne ordonnée des châteaux » (Can 6, 9).

Mirror des Saxons, c. 1220-1235

Chez les cisterciens comme Bernard de Clairvaux et les théologiens parisiens on parle de militance contre tous les ennemis du Christ comme obligation à la fois individuelle et collective, réunissant l’Église universelle sous une seule bannière, celle de l’Église romaine. En luttant contre le mal collectif, l’Église, avec le pape à sa tête, accélère la victoire contre les Sarrasins et contre le Diable. Les types de militance – réelle, morale, spirituelle – se confondent : guerre en Terre sainte, lutte contre le péché, combat apocalyptique. Bien qu’elle soit triple (réelle, morale, spirituelle), c’est la même Jérusalem qui est délivrée par le croisé, par le pèlerin et par le moine.

Aujourd’hui il semblerait étrange d’imaginer le pape François en général, et on a facilement en tête la raillerie de Staline sur la non-puissance militaire du Vatican… Comment est-on passé du pape seigneur de guerre du Moyen Âge au pape qui appelle à la paix mondiale aujourd’hui ?

Je pense que la rupture se met en place peu à peu à l’époque moderne, lorsque l’État tente de reprendre le privilège normatif de l’Église et la prive de ses moyens de coercition. Les Églises protestantes acceptent ce processus plus facilement pour devenir des Églises nationales. Avec les Lumières puis la Révolution française, on considère que la violence menée par les institutions religieuses est inique et inacceptable, tandis que la violence d’État est mieux acceptée. S’enracine alors l’idée – anti-historique – que la religion doit être pacifique pour être légitime. Mais l’Église catholique est lente à accepter le changement. De fait, la perception d’un pacifisme consubstantiel au christianisme est très récente dans l’histoire de l’Église. Le concile de Trente (1545-1563) n’apporte pas de contradiction décisive à cette place officielle de la violence légale, légitimant par exemple la peine de mort (III, 33), et ce jusqu’au XXe siècle où la sanction capitale a été présentée comme un moyen de légitime défense de la société. La formulation du Saint-Siège à l’encontre de cette peine ne date que de la révision du paragraphe 2267 du Catéchisme de l’Église catholique publiée le 11 mai 2018. Dans l’histoire du christianisme avant le XXe siècle, les courants farouchement pacifistes ont toujours été minoritaires, voire sectaires.

D’une certaine manière, les Évangiles étaient hostiles au fait guerrier, mais une partie de la sémantique chrétienne originelle, notamment dans les lettres de saint Paul et dans le livre de l’Apocalypse, était orientée vers le combat du bien contre le mal, des justes contre les méchants. Ce vocabulaire était évidemment spirituel, mais il enfanta un dualisme eschatologique et universel, et donc un rejet de la cité démoniaque qu’est Babylone, qui trouvait ses auxiliaires dans les gouvernements terrestres. Il n’y avait pas encore de guerre matérielle dans cette approche très néoplatonicienne du monde, mais une hostilité morale et spirituelle à des forces maléfiques coalisées.

Une réflexion sur “Des papes en guerre ? Entretien avec Olivier Hanne

  1. Lumineux… et très intéressant comme d’habitude. Commentaire écrit du pays cathare qui éprouva l »Eglise combattante et bénéficia, à Toulouse de l’invention de l’Inquisition avant qu’elle ne parte conquérir le monde.

    J’aime

Laisser un commentaire