Entretien avec Justine Breton : le Moyen Âge des séries télé

Justine Breton, maîtresse de conférences à l’université Reims Champagne-Ardenne, revient dans un essai intitulé Un Moyen Âge en clair-obscur. Le médiévalisme dans les séries télévisées sur les séries « médiévalistes », autrement dit qui mettent en scène et réinventent le Moyen Âge. De Thierry la Fronde à Game of Thrones, des Vikings à Omar, entre séries d’action et séries pour les enfants, on découvre un panorama très varié… mais un Moyen Âge assez cohérent.

Pourquoi trouve-t-on autant de séries qui se passent dans un Moyen Âge plus ou moins réinventé ?

Je vois trois raisons majeures à ce grand nombre de séries médiévalistes. D’abord, nous sommes aujourd’hui confrontés à un flot immense de programmes variés, et pas seulement de séries consacrées au Moyen Âge. Le XXIe siècle a notamment vu une explosion du nombre de séries, tous genres confondus – et parmi ces séries, statistiquement, de plus en plus mettent en scène le Moyen Âge. Les séries se développent dès les années 1940 et deviennent des productions de plus en plus familières au fil des décennies. À mesure que les spectateurs et spectatrices prennent l’habitude de regarder des séries, des rendez-vous réguliers se créent et les séries peuvent faire évoluer leur format : de séries aux épisodes juxtaposés, où l’intrigue est indépendante et renouvelée chaque semaine (ex : Thierry la Fronde), on est peu à peu passés à des séries plus feuilletonnantes, c’est-à-dire qui construisent une intrigue suivie et qui exigent d’être visionnées dans leur ensemble et dans l’ordre (ex : The Last Kingdom). Cela développe une fidélité de visionnage chez le spectateur, mais en retour les séries peuvent créer des histoires plus longues, plus complexes et qui retiennent davantage l’attention. Or, le Moyen Âge se prête particulièrement bien à ces intrigues étendues : c’est une période longue, riche de récits réels ou à inventés, avec un fort potentiel visuel et esthétique, et dont le foisonnement permet de créer des arcs narratifs complexes et variés.

Ensuite, le Moyen Âge est une période qui fascine énormément, comme le savent bien les lecteurs et lectrices d’Actuel Moyen Âge. C’est une période qui nous est très familière, en particulier en Europe, tant par les vestiges archéologiques et monuments que l’on croise au quotidien que par les œuvres qui nous bercent depuis l’enfance – contes de fées, romans de chevalerie, etc. Pourtant, c’est également une période suffisamment éloignée – dans le temps et d’un point de vue culturel – pour nous permettre d’y projeter des imaginaires particulièrement variés. On fait du Moyen Âge tantôt un monde merveilleux de rois et de princesses qui puise dans un sentiment de nostalgie, tantôt un « âge sombre » violent qui nous rassure sur notre propre contemporanéité. D’un point de vue narratif, c’est donc une période très pratique, puisqu’elle peut aisément devenir le support de récits très différents les uns des autres : Knightfall n’a rien à voir avec Les Aventures des Pocket Dragons, ni avec Omar, ni avec Thibaud ou les croisades, et pourtant l’on y reconnaît chaque fois « le Moyen Âge ».

Enfin, le succès de certaines séries a montré (ou confirmé) aux producteurs et diffuseurs que le Moyen Âge avait suffisamment de force pour soutenir des récits hétéroclites. De succès en succès, les séries médiévalistes sont de plus en plus vues comme des programmes sûrs et, pour ce qui intéresse d’abord les producteurs et diffuseurs, des programmes rentables. Réaliser une série coûte cher, pis encore lorsqu’il s’agit de donner à voir le Moyen Âge, avec son lot de décors coûteux, d’armures, de chevaux dressés, de combats chorégraphiés, etc. Mais certaines ont rencontré un succès critique et/ou populaire tel qu’elles encouragent d’autres studios à lancer leur propre série médiévaliste. Cela est bien sûr devenu évident avec le succès mondial de Game of Thrones, mais d’autres programmes avaient auparavant marqué les esprits, dans des registres très différents comme Ivanhoé, Frère Cadfael ou encore Berserk.

Je conclus ainsi par un quatrième argument pour expliquer ce grand nombre de programmes consacrés au Moyen Âge : il y a des séries médiévalistes pour tous les goûts !

Dans toutes ces séries, le Moyen Âge apparaît globalement comme une période sombre, violente, barbare… Comment l’expliquer ?

Historiquement, c’est une image bien ancrée, qui naît dès le début de l’époque moderne et qui prend de l’ampleur au XIXe siècle, à mesure que l’on « redécouvre » (et réinvente) la période médiévale. On voit le Moyen Âge comme un entre-deux négatif entre la grande Antiquité et le rayonnement de la Renaissance, avec une tendance à oublier toutes les innovations scientifiques, politiques, économiques et culturelles développées pendant ce millénaire médiéval. Les séries reprennent très fréquemment cette image parce qu’elle fait partie d’une imagerie particulièrement riche, qui se prolonge depuis des siècles.

Il y a par ailleurs un critère de répétition et de reconnaissance qui se met en place : à force d’être répété, un motif (ou une esthétique, une idée, etc.) tend à être de plus en plus considéré comme vrai. À force de voir le Moyen Âge représenté comme une période où tout est gris, où l’on règle le moindre conflit à coup d’épée, et où les injustices sont monnaie courante, on en vient naturellement à considérer que c’est une image avérée. Bien entendu, la recherche historique et l’enseignement scolaire contredisent cette vision uniforme et biaisée, et apportent de la nuance, mais il reste difficile de lutter contre une imagerie si présente – et présente depuis si longtemps. Les séries n’ont jamais pour prétention de mettre en scène « le » Moyen Âge à la façon d’un documentaire : ce sont avant tout des œuvres de fiction, qui cherchent d’abord à raconter des histoires intéressantes. Mais en puisant dans le même motif habituel et stéréotypé des « âges sombres », ces séries renouvellent une imagerie datée et la remettent sur le devant de la scène.

Le corollaire de cette répétition de mêmes motifs est que l’on se met à attendre ces motifs connus. Cela rassure les producteurs et diffuseurs, qui savent que telle représentation – par exemple, celle d’un Moyen Âge violent et injuste – a déjà fonctionné auprès du public et pourra donc fonctionner de nouveau. Et, pour les spectateurs et spectatrices, se développe également cet effet d’attente. On associe le Moyen Âge aux images que l’on a déjà vues de la période, et on attend donc de retrouver ces images dans de nouvelles représentations.

Heureusement, il existe des séries qui jouent habilement avec ces codes, notamment dans le registre de la comédie : elles reprennent la vision d’un Moyen Âge sombre mais pour mieux en montrer le caractère illogique ou absurde. Je ne peux que conseiller la série animée Pigeons et dragons, qui s’amuse avec ces stéréotypes médiévalistes, ou encore la saison 2 de Miracle Workers, qui posent avec beaucoup d’humour la question des enjeux de cette violence qu’on associe au Moyen Âge.

Vous alternez entre de grandes analyses globales et des « focus » sur un point précis. On trouve par exemple une très intéressante analyse des incendies : pourquoi la manière dont ils sont représentés est-elle révélatrice du traitement de la période médiévale dans ces séries ?

C’était un point que je n’avais pas anticipé et que j’ai découvert en menant les recherches pour ce livre : dans la plupart des séries qui mettent en scène le Moyen Âge, il y a une séquence d’incendie. Cela fait visiblement partie des motifs attendus sur la période, comme le duel, l’épidémie, etc. Du point de vue de la représentation de la période, c’est assez éloquent : on considère comme normal, voire comme attendu, que les personnages ancrés dans un Moyen Âge de fiction soient confrontés à des incendies, qui constituent dans ces programmes un danger régulier et récurrent.

Si l’incendie est volontaire, par exemple dans le cas d’une attaque organisée d’une troupe de cavaliers ou d’une vengeance menée par un personnage solitaire, il témoigne encore une fois de cette atmosphère de violence et de danger qui règne dans ce Moyen Âge de fiction. Des personnages peu nombreux peuvent aisément agir pour détruire des constructions entières en quelques minutes, créant chez les personnages victimes un sentiment d’injustice et d’incertitude quant à l’avenir. Par ailleurs, que l’incendie soit le résultat d’une action volontaire – c’est une grande technique du héros Uhtred dans The Last Kingdom ! – ou d’un accident, il met chaque fois en évidence l’impuissance des médiévaux. Il s’agit hélas d’un concept universel et atemporel, mais particulièrement marqué dans le cas des représentations médiévalistes, où les incendies sont récurrents et où à l’inverse peu de moyens de prévention ou de protection – attestés historiquement dans de nombreuses villes du Moyen Âge – sont généralement mis en scène.

D’un point de vue narratif, c’est également un excellent rebondissement : tous les enjeux en cours sont mis de côté face à un incendie, qui devient la seule priorité et qui peut rapidement rebattre les cartes d’un récit, en ayant parfois des conséquences majeures. Et, d’un point de vue esthétique, l’incendie possède malheureusement un énorme potentiel spectaculaire : le feu, si possible représenté ou filmé la nuit, offre un contraste puissant et permet de très belles séquences.

Au contraire, qu’est-ce qu’on voit peu ou même pas du tout dans ces séries ?

Les séries partagent avec les autres productions et créations médiévalistes une fascination pour certains personnages (notamment la noblesse et les guerriers), et en parallèle la même tendance à effacer l’immense majorité de la population. Paysans, artisans, administrateurs, clercs… ils disparaissent presque tous. L’expression est même parfois littérale : les rares fois où des personnages issus du peuple sont mis en scène, ils constituent une toile de fond à peine visible. Le peuple apparaît parfois ponctuellement pour voir passer les héros, en ville ou à la campagne, sur le bord des routes ; ils sont alors figés et peu identifiables, et portant même le plus souvent des vêtements aux couleurs ternes et naturelles – brun, vert, gris… – qui se fondent dans le décor.

Certaines séries intègrent bien un ou deux personnages issus du peuple, comme Kaamelott qui fait régulièrement intervenir le tavernier et les paysans (riches) Guethenoc et Roparzh, et le fait qu’ils soient non seulement récurrents mais que certains possèdent par ailleurs une identité propre constitue une nette exception dans le panorama sériel. Il existe en effet, là encore, quelques exceptions, qui tendent au contraire à valoriser certaines catégories de population. La minisérie Les Piliers de la Terre, adaptée d’un roman de Ken Follett, fait par exemple la part belle à certains artisans investis dans la construction d’une cathédrale, en mettant en scène leur travail, les enjeux économiques et pratiques de leur activité, etc., le tout pour servir un récit riche et plein de rebondissements. D’autres séries mettent en scène des héros issus du peuple, mais pour mieux représenter leur ascension fulgurante – comme Ragnar dans Vikings – ou révéler tardivement une naissance noble – un motif fréquent en fantasy, que l’on retrouve notamment dans la plupart des séries consacrées à la légende du roi Arthur.

On termine généralement ces entretiens par une question concernant l’implication des chercheurs et chercheuses dans la société contemporaine. En août 2021, vous avez été violemment prise à partie sur les réseaux sociaux pour avoir reproché au film Kaamelott son manque de diversité. Les séries médiévalistes sont-elles un sujet politique ?

Oui, au sens où tout discours est politique, parce qu’il résulte de choix. Mettre en scène le Moyen Âge plutôt que l’Égypte antique est un choix, prendre pour personnage principal un homme ou une femme est un choix, créer un récit consacré à une guerre ou à une récolte est un choix. L’important est de comprendre d’où viennent ces choix et comment ils ont une incidence sur le récit qui est construit. Aucune représentation n’est neutre ; cela ne signifie pas que ces séries sont négatives, mais simplement qu’il faut avoir conscience que ce sont bien des représentations, qui par conséquent résultent de choix – artistiques, narratifs, politiques ou autres.

L’équipe d’Actuel Moyen Âge et les lecteurs et lectrices du blog sont bien placés pour savoir que la période médiévale peut attiser les passions, dans un extrême ou dans l’autre. Là encore, puisque l’on peut aisément projeter les imaginaires que l’on souhaite sur le Moyen Âge, la période tend à cristalliser ces images et à donner naissance à des opinions très tranchées. Pour les historiennes et historiens, l’objectif est de continuer à rechercher la réalité médiévale sous ces opinions ; pour la médiévaliste et littéraire que je suis, l’objectif est surtout de comprendre d’où viennent ces représentations, ce qu’elles disent de nous, et comment elles permettent de construire des récits qui s’inscriront dans le temps. Et il n’y a aucun doute que certaines séries, comme Kaamelott, Thierry la Fronde ou encore Game of Thrones, dans des registres et des styles très différents, ont durablement marqué à la fois le panorama télévisuel et la façon dont on conçoit le Moyen Âge.

Images, dans l’ordre : affiche de la saison 4 de Game of Thrones / affiche de la série Pigeons et Dragons / The Last Kingdom, saison 5 épisode 10 / Guethenoc et Roparz dans Kaamelott. Le bandeau d’illustration de l’article vient du site sofandeseries.

Une réflexion sur “Entretien avec Justine Breton : le Moyen Âge des séries télé

Laisser un commentaire