Deux femmes et un bébé : une PMA pour toutes au XIIe siècle ?

La loi sur la « PMA pour toutes », ouvrant – enfin – cette technique médicale aux femmes lesbiennes et célibataires, n’a toujours pas été votée. La mesure suscite beaucoup d’espoirs et d’attentes, mais aussi de critiques et de moqueries, et ses opposants pointent volontiers les « dérives de la modernité ». Mais pas besoin d’attendre 2020 pour trouver des femmes qui se débrouillent pour avoir un bébé entre elles – du moins dans la fiction.

Elle a fait un bébé (presque) toute seule

Plongeons-nous dans un poème rédigé en vieil irlandais au XIIe siècle, conservé dans un manuscrit appelé le Book of Leinster, que le médiéviste Erik Wade a récemment mis à l’honneur sur Twitter. Ce texte met en scène un roi irlandais du VIIIe siècle, Niall Frosach, donnant audience lors d’une foire. Vient le voir une femme avec un bébé, qui a l’air bien embêtée car elle jure n’avoir pas couché avec un homme depuis des années : elle demande au roi d’utiliser son « pouvoir royal » pour trouver la vérité et lui dire qui est « le père charnel de cet enfant ».

Rien d’étonnant jusque-là. L’association entre le roi et la vérité est très forte à l’époque médiévale, notamment dans les textes anglo-saxons : on la retrouvera très souvent dans les romans arthuriens. L’épisode lui-même fait penser au jugement du roi Salomon, et ce n’est évidemment pas un hasard.

Bon. Le roi réfléchit un peu, puis demande à la femme : « t’es-tu déjà amusée au lit avec une autre femme ? ». La femme dit que oui. Bingo ! Le roi explique alors calmement que

« cette femme s’était unie à un homme juste avant, et la semence qu’il avait laissé dans son ventre, elle l’a faite couler dans le tien pendant vos acrobaties ».

Le mari de l’autre femme est donc le père du bébé : il suffit de le retrouver !

Et voilà : dans un texte du XIIe siècle, une configuration qu’on jurerait caractéristique de notre époque, avec un transfert de sperme permettant à une femme d’avoir un bébé avec une autre femme…

La vérité tombe du ciel

Reste à prouver que le roi a bien trouvé la vérité. Or, au moment où le roi termine de parler, un homme tombe du ciel : c’est un prêtre, qui a été kidnappé par des démons il y a sept ans (c’est sa faute, il avait vendu son âme au diable en échange d’un joli mobilier pour son église. Faut le comprendre, il n’y avait pas Ikea à l’époque). Depuis, les démons le baladent dans le ciel, un peu partout ; mais en passant au-dessus de la salle du trône, ils ont eu peur de la « parole de vérité » du roi et l’ont lâché.

Bon, à ce stade vous vous dites sûrement que c’est n’importe quoi, mais tout cela fait sens : le miracle prouve la véracité de la parole royale, capable d’effrayer les démons et, ce faisant, de remettre le monde en ordre. Les bébés retrouvent leurs pères, les prêtres sont exorcisés, les démons chassés et les mystères dissipés : Salomon peut aller se rhabiller…

Banale homosexualité ?

Pour les médiévaux, l’important dans l’histoire, c’est le roi et sa parole de vérité. Nos yeux contemporains, eux, s’arrêtent évidemment plutôt sur cette relation lesbienne assumée dans le texte, et présentée comme totalement banale. De fait, le roi ne sermonne pas la femme. Bien plus, elle se présente d’abord en disant qu’elle n’a pas « commis de péché » avec un homme depuis des années, mais quand le texte parle de sa relation avec une autre femme, c’est en employant un vocabulaire qui n’est pas marqué par cette idée de péché.

Détail du jardin des plaisirs, dans un manuscrit du Roman de la Rose, Valence,  Biblioteca Universitaŕia 387, f.7v

Cela ne surprendra que ceux et celles qui pensent, à tort, que l’homosexualité est unanimement condamnée au Moyen Âge. En réalité, l’homosexualité masculine ne commence à être vraiment combattue, puis condamnée, qu’assez tard, et à des degrés très variables en fonction des endroits, des moments ou des classes sociales. Quant à l’homosexualité féminine, elle semble largement banalisée et peu de sources en parlent. Ce qui n’est pas forcément une bonne chose car cela reflète aussi le fait que les auteurs de textes, très majoritairement des hommes, ne s’intéressent pas à la sexualité féminine : dans le poème irlandais, ce qui compte, c’est de trouver le père de l’enfant. La femme, qui significativement n’est pas nommée, ne peut visiblement pas l’élever seule, et encore moins bien sûr l’élever avec son amante… Impossible donc de faire de ce texte un éloge du lesbianisme : ce n’est tout simplement pas à ça que pense le poète.

Reste qu’entre l’absence de critique et l’éloge, il y a un monde. Par son absence de condamnation, le poète révèle combien ces relations faisaient partie du paysage normal de l’époque : le roi y pense tout de suite, et il n’y a visiblement rien de scandaleux à ce que deux femmes, dont l’une semble être mariée, fassent ainsi des « acrobaties » ensemble.

Le poème est réécrit au XVIe siècle : à ce moment-là, le poète gomme l’histoire de la semence, qui est visiblement devenue inacceptable pour le public de l’époque. Mais il ne condamne pas davantage la relation entre les deux femmes, décrite en des termes à la fois très explicites et très apaisés :

« Dis moi, demande le roi, as-tu déjà joué avec une autre femme ? A-t-elle placé son corps tout contre le tien, s’est-elle étendue entre tes cuisses ? ».

Une autre version va encore plus loin : quand la femme dit que oui, elle a bien couché avec une autre femme, le roi lui demande pourquoi ; elle explique alors que sa partenaire n’était pas satisfaite de son mari, et qu’elle avait besoin d’une femme pour étancher son désir… Et, là encore, pas l’ombre d’une condamnation ou même d’une critique !

Bien sûr, ces deux femmes anonymes n’anticipent pas du tout sur la PMA moderne. En effet, l’histoire n’est évidemment pas possible d’un point de vue biologique. Mais l’intérêt de l’histoire est ailleurs. A tous ceux qui aiment convoquer un Moyen Âge homophobe, il est facile de rappeler que la réalité, tant sociale que littéraire, est infiniment plus complexe. Ironiquement, ce n’est que dans la traduction anglaise de 1938 que l’histoire est censurée : comme quoi notre XXe siècle « moderne » peut être plus frileux que le XIIe siècle… !

Pour aller plus loin

  • David Greene, « The Act of Truth’ in a Middle Irish Story », Saga och Sed, 1976, p. 30–37.
  • Damian McManus, « Niall Frosach’s Act of Truth: a bardic apologue in a poem for Sir Nicholas Walsh », Ériu, Vol. 58 (2008), p. 133-168

4 réflexions sur “Deux femmes et un bébé : une PMA pour toutes au XIIe siècle ?

  1. Toujours aussi passionnant ! Cela me fait penser à une autre intervention divine sur la procréation. D’après le récit d’un ami marocain (que je n’ai pas pu confirmer en cherchant sur internet, mais ce n’est pas mon métier), il existe dans certaines parties du Maghreb une tradition concernant des « grossesses privilégiées ». Le Dieu accorderait une faveur spéciale aux femmes dont le mari irait en pélerinage à la Mecque (ce qui pouvait autrefois prendre plus d’un an). Il leur accorderait des « grossesse privilégiées » pouvant durer beaucoup plus que 9 mois : 12 mois ou 15 mois ou plus. Voilà une tradition qui me semble d’une grande sagesse (si elle existe vraiment !)

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      1. Non, pas à ma connaissance. Mais il y plusieurs fabliaux qui traitent de ce genre de question, pas forcément pour les croisades. Dans l’un, un marchand revient d’un voyage de plus d’un an, sa femme lui présente un bébé : il est un peu méfiant mais elle lui explique qu’elle est tombée enceinte en avalant un flocon de neige. L’homme fait semblant de la croire, mais quelques années après il emmène l’enfant en voyage avec lui, le tue, et quand il revient il dit à sa femme qu’il a fondu au soleil… Voilà voilà, bonne ambiance !

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