Un sex-shop de rêve

Il paraît que les confinements à répétition font exploser les ventes de sex-toys… (Il faut bien s’occuper, nous direz-vous). Si l’objet est très ancien, et bien connu des médiévaux, on pourrait penser que son apparition dans des histoires « grand public » est récente ; pourtant, dès la fin du XIIe siècle, l’auteur Jean Bodel met le désir féminin et l’ustensile de sa satisfaction sur le devant de la scène… !

Une histoire d’amour… et de désir

Godemichet de luxe en verre soufflé de Murano (XVIe siècle, Musée de Cluny). Ils sont notamment mentionnés dans les Ragionamenti de Pierre l’Arétin (1492 – 1556)

Dans son fabliau Le Sohait des Vez, il imagine un couple qui se retrouve après une longue séparation. Il s’agirait presque d’une trame de littérature courtoise, si la femme n’avait pas une seule idée en tête : que son mari la comble après une trop longue absence.

De manière assez rare pour les fabliaux, dont le fonds de commerce est essentiellement fait de tromperies, celui de Jean Bodel présente un couple qui se manifeste de la tendresse par le langage et par les mots. Le mari nomme son épouse « chère sœur », sa femme l’a « embrassé et baisé » et lui a préparé le repas qui est plus couramment réservé à l’amant dans les fabliaux. Elle veille à son confort physique, et tous les éléments vont par deux « un siège bas et confortable », « chair et poisson », comme pour souligner l’unité du couple. Ce tableau de bonheur conjugal est donc parfaitement policé. Et même la périphrase « l’autre plaisir » qu’attend la femme après le repas est presque innocente et laisse à peine entrevoir une suite plus polissonne. Les attentes de l’auditeur de fabliau sont donc trompées : pas d’amant à l’horizon, un couple uni. Que reste-t-il à raconter ?

Ce qu’il reste, c’est justement ce qui ne vient pas, ou plutôt ce qui est retardé.

Frustration

Les personnages sont des bourgeois et la femme prend soin de son mari en espérant une satisfaction en retour, d’autant plus que l’homme revient « un jeudi soir », un des moments permis par l’Église pour accomplir un acte sexuel entre époux. Le fabliau ne se lasse donc pas de présenter l’aspect mercantile de l’amour des époux, puisque le même terme de « besogne » est employé pour les affaires du mari et pour l’accomplissement du devoir conjugal. Dans l’esprit de la bourgeoise, la formule « deux mois que je ne me suis pas couchée avec lui, ni lui avec moi » (58-59) exhibe la réciprocité du plaisir reçu et le problème vient justement du fait que le mari rompt cette réciprocité en s’endormant, trop nourri par son épouse pleine de désir. Ainsi, elle s’estime créancière et oppose un comportement souhaitable et la réalité : « il devrait veiller, et il dort », ce qui entraîne la dégradation comique du « seigneur » fêté au début en « vilain puant ». La longue attente « il a bien été trois mois hors du pays » nous fait compatir avec la femme et sa frustration. Insatisfaite, elle « s’endort par ire et par ennui » et c’est cet « ennui » qui provoque une compensation dans un rêve inspiré de son quotidien.

La femme se trouve alors transportée en songe dans une foire médiévale, semblable à celles que fréquente son mari, caractérisée par l’abondance de biens présentés dans plusieurs accumulations. Cependant, on n’y trouve pas les articles habituels du marché : ne s’y trouvent « ni gris, ni vair, toile de lin » ; la surprise est alors ménagée, car on découvre une unique marchandise, décrite avec concision : « couilles ou vits ». Les énumérations reprennent ensuite de plus belle pour décrire le plus naturellement du monde les objets, du plus au moins cher selon la couche sociale à laquelle ils sont destinés et vendus « au détail et en gros ».

Faire son marché

La dame regardait partout ;
elle s’est donné tant de mal et de peine
qu’elle est venue à un étal
où elle en vit un gros, un long.
Alors elle s’en approcha.
Il était gros par-derrière et gros partout.
Il avait le museau énorme et démesuré.
Si je veux vous en dire la vérité,
on aurait pu lui jeter dans l’œil
une cerise de plein vol
sans qu’elle s’arrête, avant d’arriver au sac
de la couille, qu’il avait aussi large
que la palette d’une pelle :
nul n’en vit jamais de pareil.

Arbre aux phallus en marge du Roman de la Rose, Paris, BnF, Français 25526, f°160r

La dame marchanda le vit
et en demanda le prix au vendeur.
« Même si vous étiez ma sœur,
vous n’en donneriez pas moins de deux marcs. […]
– Ami, à quoi bon de longs marchandages ?
Si vous estimez ne pas trop y perdre,
Vous en aurez cinquante sous.
Jamais, nulle part, vous n’en obtiendrez autant.
En plus, je vous donnerai le denier de Dieu,
car Dieu veuille que je puisse en jouir sans réserve ! (vers 100-129)

Enfin, la bourgeoise aperçoit l’objet de son désir. Décrit longuement, d’abord en général, puis de haut en bas, il se caractérise par la répétition de l’adjectif « gros », sa qualité première, et se transforme en monstre par la métaphore animale du « museau » et de « l’œil ». L’ordre de la description est traditionnel, mais la comparaison de la couille avec une pelle, et surtout l’image de la cerise envoyée de « plein vol » dans l’orifice du vit forment des hyperboles comiques qui achèvent d’en faire un outil démesuré et permettent encore mieux de saisir le décalage entre le discours convenu du marchand qui vante sa marchandise et l’objet en question. La transaction conclue, la femme tope dans la paume du vendeur, geste qui rejaillit hors du rêve en une gifle assénée à son mari.

Tout est bien qui finit… ?

La vengeance de la femme frustrée est donc double, d’abord physique puisque la fin de son rêve érotique s’accomplit par une gifle décrite sur cinq vers, dont la précision rappelle les descriptions de coups donnés dans les chansons de geste. Suffisamment forte pour que le mari garde les doigts « écrits » sur la joue, elle se place dans des parties du visage significatives : le « menton », où pousse la barbe symbole de virilité, et l’« oreille » de celui qui n’a pas écouté son désir. S’y ajoute une blessure d’orgueil : au moment où son mari demande ce que son vit vaudrait, elle le dévalorise par rapport à ceux qu’elle a pu observer au marché, décrétant même qu’il vaut moins que ceux de la « pauvre gent ». Là-dessus, le mari entreprend de lui montrer la manière dont il sait s’en servir…

L’on pourrait croire cette histoire d’un marché aux sexes masculins assez honteuse pour que son auteur se dissimule. Mais au contraire, alors que nombre de fabliaux sont anonymes, Jehan Bodel met en avant son nom dans la rime « Bediaus/fabliaus » à la fin du récit et retrace l’origine de la diffusion du conte, depuis la ville de Douai dans le prologue, jusqu’au l’épilogue qui explique qu’il tient l’histoire directement du mari. L’honneur est sauf, ce n’était qu’un rêve, et le réveil débouche sur un acte charnel plus conventionnel, qui ne brave pas les interdits moraux de l’époque.

La version du texte

Fabliaux érotiques, textes édités, traduits et introduits par Luciano Rossi et Richard Straub, Paris, Le livre de poche « lettres gothiques », 1992, 546 p.

Pour aller plus loin

2 réflexions sur “Un sex-shop de rêve

  1. Bon jour,
    Merci pour ce décryptage car tout est suggéré … ce qui n’est pas simple quand à notre époque tout est écrit ou dit … si ce n’est des images …
    Max-Louis

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