La Saint-Valentin solitaire de Charles d’Orléans

Le 14 février et la Saint-Valentin viennent à peine de passer : fête de l’Amour avec un grand « A », pleine de bouquets de roses rouges et de cœurs toujours plus kitsch, avec parfois à la clef quelques déceptions amoureuses qui donnent plutôt envie de rester sous la couette toute la journée, en mangeant une boîte de chocolats. Au XVe siècle, la Saint-Valentin que vit Charles d’Orléans, neveu du roi français Charles VI, tient malheureusement pour lui plutôt de la seconde ambiance (sauf que lui n’avait même pas de chocolats, qui n’arrivent en Europe qu’à partir du siècle suivant…). Le poète est alors prisonnier en Angleterre en pleine guerre de Cent Ans, et c’est précisément sur l’île britannique, à la fin du Moyen Âge, que se développe véritablement cette fête. Le jour de la Saint-Valentin était l’occasion de célébrer le retour du printemps et des oiseaux, convoqués par Nature pour trouver leur âme sœur. On fêtait alors aussi, plus largement, les amoureux.se.s et leur amour.

Tout commence bien

Il nous reste plusieurs poèmes valentins de Charles d’Orléans. Dans une de ses ballades (on rappelle que la « balade » avec un « l » est une promenade que l’on fait la tête dans les nuages, celle avec deux « l » est une forme particulière de poème), la journée du 14 février semble a priori bien commencer pour le poète, que le soleil vient, petit à petit, réveiller :

Le beau soleil, le jour de la saint Valentin,
qui tenait sa chandelle allumée,
entra, il n’y a pas longtemps, un matin de bonne heure,
en secret dans ma chambre fermée.
La clarté qu’il avait apportée
m’éveilla du sommeil soucieux
dont j’avais dormi toute la nuit
sur le dur lit de douloureuse pensée.

Tout y est : de la « chandelle » à « la clarté », les rayons de lumière se diffusent de manière apaisante dans la chambre du dormeur tout au long de cette première strophe. Mais dès la deuxième phrase, on apprend que la nuit a été difficile : le matin, dit-il, « [l’]’éveilla du sommeil soucieux » ; la répétition du son [s] souligne le mal-être, et balaie rapidement la joie matinale. Dans le dernier vers, il explique qu’il a dormi « sur le dur lit de douloureuse pensée » : quelque chose, on ne sait pas encore quoi, le tracasse et l’a hanté toute la nuit. L’adjectif « douloureuse » (« ennuieuse », en moyen français) qui qualifie cette angoisse est particulièrement pesant parce qu’il occupe quatre syllabes dans le vers de dix syllabes, et tranche avec les quatre monosyllabes qui le précèdent, « sur » « le » « dur » « lit ». Ce vers, si important et triste, est ce que l’on appelle le refrain de la ballade ; il reviendra à la fin de chaque strophe.

Songe de Guillaume de Lorris dans le Roman de la Rose
Rouen, Bibliothèque municipale, ms. 1056, f. 1r

Tristes oiseaux

Pourquoi, justement, cette tristesse omniprésente en ce jour pourtant si joyeux de la Saint-Valentin ? La deuxième strophe de la ballade ne l’explique pas immédiatement, et se concentre plutôt sur les oiseaux, dehors, que Charles d’Orléans entend depuis sa chambre fermée :

Ce même jour, pour partager leur butin
des biens d’Amour, s’assemblaient
tous les oiseaux qui, parlant leur propre langue,
criaient fort, réclamant la livrée
que Nature avait décrétée pour eux :
c’était celle d’un compagnon, tel que chacun le choisissait.
Et je ne pus me rendormir à cause de leur ramage
sur le dur lit de douloureuse pensée.

Détail, Amiens, Bibliothèque Municipale, ms. 0107, f. 2

Tranchant avec la première strophe encore dans un sommeil cotonneux, la deuxième strophe de la ballade met en scène une effervescence printanière : les oiseaux se retrouvent tous à l’appel de Nature ; ils viennent « pour partager leur butin / des biens d’Amour », c’est-à-dire pour se faire attribuer un compagnon ou une compagne, un valentin ou une valentine (un « per » en moyen français). Les pépiements envahissent l’espace sonore – les oiseaux « criaient fort » –, et il est désormais impossible de se rendormir : « et je ne pus me rendormir à cause de leur ramage ». Les oiseaux sont nombreux, ensemble, alors que Charles d’Orléans, lui, est encore seul et alité.

Mieux vaut être seul…

Et tout le problème est là : on l’aura sans doute deviné au fil des vers, le poète désespéré n’est plus accompagné. La troisième strophe montre ainsi au lecteur et à la lectrice un spectacle bien triste :

Alors, mouillant mon coussin de mes larmes,
je pleurai mon dur destin,
en disant : « Oiseaux, je vous vois prêts à accéder
à tous les plaisirs et à la joie que vous désirez.
Chacun d’entre vous a un compagnon ou une compagne qui lui plaît,
et moi, je n’en ai pas, car Mort, qui m’a trahi,
a pris ma compagne : c’est pour cela que je languis en tristesse.

Le poète enfouit sa tête sous l’oreiller et pleure. Dans un sanglot, il s’adresse aux oiseaux et observe leur bonheur : « je vous vois prêts à accéder / à tous les plaisirs et à la joie que vous désirez » ; chacun a « un compagnon ou une compagne qui lui plaît ». Lui, au contraire, a perdu sa dame ; le basculement se fait par la tournure négative « et je n’en ai pas ». Alors que les allégories de la deuxième strophe étaient positives, Amour et Nature, c’est ici la Mort qui est convoquée : la compagne du poète, on l’apprend, est décédée.

Qu’ajouter à cette scène douloureuse ? Le poème se clôt, comme presque toutes les ballades, par ce que l’on appelle un envoi : celui qui parle profite des quatre derniers vers pour s’adresser aux destinataires du texte, les amoureux.se.s :

Que leur Saint-Valentin choisissent, cette année,
ceux et celles qui sont du parti des amoureux !
Je resterai seul, sans consolation,
sur le dur lit de douloureuse pensée.

Comme on le voit, l’ordre des mots dans les deux premiers vers de l’envoi présentent un ordre étrange. L’envoi ne commence pas par le sujet du verbe « choisissent » mais par « Saint-Valentin », qui est le complément du verbe « choisissent » : Charles d’Orléans met ainsi en avant, une dernière fois, cette fête. On pourrait alors dire qu’il s’agit d’un poème de circonstance, écrit spécialement pour le 14 février, à l’occasion de la mort d’une dame particulière ; à l’époque, Charles d’Orléans a en effet perdu deux de ses épouses, Isabelle de Valois et Bonne d’Armagnac. Mais cette lecture biographique n’est en fait pas la plus intéressante : en écrivant une ballade valentine, le duc reprend – et s’approprie – des codes poétiques, ceux de la lyrique des troubadours et trouvères du XIIe siècle, et ceux du poème « The Parliament of Fowles » du grand écrivain anglais Chaucer (v. 1380). En d’autres termes, cette position d’amant éploré est purement rhétorique : Charles d’Orléans ne s’est sans doute jamais retrouvé roulé en boule et en pleurs, seul dans son lit un matin de Saint‑Valentin. Et cela n’enlève rien à la manière brillante dont il rend compte de l’absence de l’être aimé, et de la douleur cyclique qui est rappelée à certaines dates clés, face au bonheur des autres. Au contraire, le manque exprimé par le poète au XVe siècle peut ainsi être partagé, par ses lecteurs et lectrices, d’aujourd’hui comme d’hier.

Clara de Raigniac et Marie Coudegnat


A propos de la version du texte :

La ballade 66 a été éditée par Jean-Claude Mühlethaler dans Charles d’Orléans, Ballades et rondeaux, Paris, Lettres Gothiques, 1992. Le texte que nous proposons s’appuie en grande partie sur la traduction qu’il donne dans cette édition.

Pour aller plus loin :

4 réflexions sur “La Saint-Valentin solitaire de Charles d’Orléans

  1. Sans doute cela vous eut-il épuisées d’écrire « … les amoureux et les amoureuses et leur amour », ou pour éviter la répétition de « et », « On fêtait alors aussi, plus largement, les amoureux, les amoureuses et leur amour. », plutôt que cette idiotie imprononçable et illisible « les amoureux.se.s » ?
    C’est bien simple, à la première rencontre de cette espèce d’incongruité, d’habitude j’arrête la lecture du texte en cours. Voire le bannissement de mes consultations de l’auteur coupable d’une telle hérésie (sans doute eussiez-vous préféré que j’écrivisse auteures, auteuses, autrices ou encore auteresses, pourquoi pas auteur.e.rice.euse.eresse.s).
    Ce pauvre Charles, tout duc qu’il fut, a dû se réveiller dans sa tombe à vous entendre, quand bien même n’avez-vous commis le solécisme que par deux fois dans votre explication de texte somme toute lisible en majeure partie.
    C’est vous dire si effort sur la forme fut tout de même léger de ma part à poursuivre la lecture. Tout aussi léger que sur le fond d’ailleurs, et je préfère l’analyse que fait Nathalie Koble sur https://www.cairn.info/revue-poesie-2014-2-page-68.htm un peu plus pertinente que la vôtre.
    Même si elle aussi, comme vous deux, use à propos d’un masculin/féminin de cet embrouillamini qu’est l’écriture dite inclusive, sotte en un mot.

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