Quand meurent les abeilles

On commence à prendre la mesure de la désastreuse mortalité des abeilles, due à la fois à l’apparition de nouveaux prédateurs – les frelons asiatiques – et à l’utilisation massive de pesticides dans l’agriculture. Si dans une société aussi urbanisée que la nôtre, les conséquences d’un tel désastre peuvent nous paraître lointaines, comme irréelles, cette catastrophe ne serait certainement pas passée inaperçue au Moyen Âge.

Cet article est tiré de notre deuxième tome, publié chez Arkhê : retrouvez-le en librairie, il contient plus de 40 articles inédits !



Des ruches et des richesses

Les abeilles jouent un rôle essentiel dans l’économie médiévale. Le miel qu’elles produisent n’y sert pas seulement à la fabrication de médicaments : c’est l’ingrédient de base de l’hydromel, que beaucoup préfèrent encore à la bière ; surtout, c’est la seule manière abordable d’adoucir vos aliments à une époque où le sucre est encore très rare et cher en Europe.

Et puis il y a la cire, indispensable à la production massive des sceaux servant à authentifier les documents, et surtout des cierges et bougies nécessaires à la messe et à l’éclairage : en fait, l’Occident en consomme tellement que certaines régions pauvres, mais pourvues des forêts et marécages que les abeilles affectionnent, se sont fait une spécialité d’en produire en quantités considérables. C’est le cas de la principauté russe de Novgorod et plus généralement de toute la façade sud-est de la Baltique, où les marchands de la Hanse allemande achètent la cire en grandes quantités pour l’exporter directement à Bruges. Au Danemark – une autre région à abeilles – cette ressource sert même au paiement de certaines taxes royales.

On ne s’étonnera donc pas de voir très souvent apparaître des abeilles dans les textes juridiques, notamment pour en protéger le propriétaire contre tout vol ou saccage. D’après un manuscrit de la Justice russe (Russkaja pravda) composé à la fin XIIIe siècle, « si quelqu’un abat un arbre à ruche, il paiera 3 grivnas d’amende et une demi-grivna pour l’arbre. S’il en extrait les abeilles, il paiera 3 grivnas, ainsi que dix peaux de martre pour le miel, [en guise de manque à gagner] si les abeilles n’ont pas encore essaimé. Mais si elles ont essaimé, il paiera cinq martres ». Et de manière assez exceptionnelle, la loi poursuit en expliquant longuement comment traquer le voleur de village en village s’il n’a pas été pris sur le fait : on imagine bien que celui-ci ne passait pas inaperçu avec un nid d’abeilles sous le bras !




A qui sont les abeilles ?

De fait, les abeilles sont convoitées, et la question des droits de propriété est un vrai dilemme pour les juristes : dans les universités occidentales, c’est même un cas d’étude incontournable pour les étudiants en droit romain, car d’après les Institutes de Justinien, « si le propriétaire de l’essaim qui quitte une ruche ne le perd pas de vue, il a le droit de le reprendre à l’endroit où il se repose. Sinon, les essaims deviennent la propriété de celui qui les trouve ». Multipliant les développements autour de ce principe fondamental, les lois provinciales danoises, composées au XIIIe siècle, traitent le problème sous tous les angles. Toutes rappellent que ce droit du découvreur s’applique même en terrain privé, et que le propriétaire du terrain ne peut donc prétendre, au mieux, qu’à la moitié de la trouvaille.

Ces règles s’appliquent aux hommes, mais les abeilles ont leur volonté propre et ne se reconnaissent pas de maître : sur un coup d’antennes, elles peuvent décider d’aller s’installer ailleurs. Dans ce cas, leur propriétaire autoproclamé, s’il en perd la trace, n’a pas plus de droit sur elles que quiconque. Si l’essaim s’installe chez une personne qui prétend que les abeilles lui appartiennent, ou s’il est découvert et déclaré par un tiers, l’ancien propriétaire devra prouver son droit et s’attendre à partager. Les législateurs prennent acte du fait qu’une abeille n’est jamais qu’une abeille : comme le disent les Assises de la Cour des Bourgeois de Jérusalem, rédigées au milieu du XIIIe siècle, « nul homme ne peut véritablement reconnaître ses abeilles, car elles ressemblent à toutes les abeilles ». En creux, cette réflexion soulève une passionnante question juridique : comment revendiquer pour soi une chose qu’on ne peut distinguer des autres ? La possession ne semble possible que dans la différence…





Le commun et le partage



On voit poindre aussi l’idée que ces insectes et leur miel, au même titre que les baies que l’on cueille ou le bois que l’on coupe, sont un « commun » : une ressource naturelle partagée et qu’un individu ne peut s’approprier qu’à certaines conditions. Les Assises de la Cour des Bourgeois de Jérusalem le disent explicitement : tant que les abeilles sont dans ma ruche, j’en suis le « seigneur » et ce qu’elles produisent m’appartient ; si elles vont dans un arbre sauvage, « chacun pourra prendre du miel librement, car il sera tout commun ».

Cependant, les bûches récoltées pour l’hiver ont peu de chances de s’enfuir sans l’aide d’un voisin mal intentionné… La situation est un peu différente pour les abeilles qui peuvent parfois même être tentées de s’en prendre à la ruche ou au nid d’à côté pour en piller le miel : que se passe-t-il alors quand vos abeilles décident d’aller trucider celles d’un autre ? Dans ce cas, les lois danoises encouragent la mise en place d’un partenariat de copropriété (fælagh) : plutôt que de devoir compter les morts et estimer vos pertes respectives, vous et votre voisin vous partagerez les pertes et profits de la ruche victorieuse et ceux des débris de la ruche vaincue. La Loi de Jutland ajoute que « si [le propriétaire de la première] refuse, et si plus tard ses abeilles sont détruites par la colonie qu’elles avaient attaquées, il ne pourra s’en prendre qu’à lui-même puisqu’il n’a pas voulu partager les profits et les pertes avec l’autre ».



Humblement, les lois médiévales reconnaissent ainsi les limites de l’emprise humaine sur la nature et ses ressources : on peut s’en proclamer le seigneur, mais les abeilles gardent leur volonté propre et peuvent, d’un battement d’ailes, échapper à tout contrôle. Le mieux que les hommes puissent faire est alors de se répartir les risques. Cependant, les lois médiévales ne disent pas qui doit payer lorsque le responsable est un géant de l’agro-alimentaire : on pourrait bien sûr indemniser les apiculteurs sinistrés en leur donnant des actions chez Monsanto ; mais quand celles-ci ne vaudront plus rien, il ne faudra pas compter sur leurs petites abeilles pour recoller les pots cassés.











Erik Husberg, Honung, vax och mjöd. Biodlingen i Sverige under medeltid och 1500-tal, Göteborg, 1994.

Ditlev Tamm et Helle Vogt, The Danish Medieval Laws, London, Routledge, 2016.

William Ian Miller et Helle Vogt, “Finding, sharing and risk of loss: of whales, bees and other valuable finds in Iceland, Denmark and Norway”, Journal of Comparative Legal History 3:1, 2015

Marx Szeftel et Alexandre Eck, Documents de droit public relatifs à la Russie médiévale, 1963

Alexandra Sapoznik, “Bees in medieval economy: religious observance and the production, trade and consumption of wax in England (c.1300-c.1555) », The Economic history review 72, 2019, p. 1152-1174.

3 réflexions sur “Quand meurent les abeilles

Laisser un commentaire