Kaamelott vs Chrétien de Troyes

Hier, après des années d’attente, deux reports hantés de « C’est pas faux » à n’en plus finir, des nuits de binge-watching pour patienter, le Graal est enfin arrivé : le film « Kaamelott – premier volet » est sorti ! Suite de la série à succès Kaamelott créée par Alexandre Astier le long métrage met en scène les personnages de la légende arthurienne : le roi Arthur, son épouse Guenièvre, Merlin, des chevaliers de la Table Ronde. Le ton est comique mais aussi tragique, dans un royaume arthurien où le roi, justement, ne veut pas être roi.  Ce portrait d’Arthur n’est pas propre à la série : au XIIe siècle déjà, Chrétien de Troyes dans son roman en vers Le chevalier au Lion (ou Yvain) présentait un souverain peu enthousiaste…

Le roi Arthur au lit

Yvain et son épouse dans leur lit. Manuscrit du Chevalier au Lion de Chrétien de Troyes. Paris, Bibliothèque Nationale de France, Français 1433, f. 118r.

Le début d’Yvain commence pourtant bien : le cadre d’une cour idéale est posé par le narrateur. Nous sommes à Carduel, le jour de la fête de la Pentecôte, et Arthur est désigné comme « le bon souverain de Bretagne, dont l’excellence nous enseigne à être valeureux et courtois » (v. 1-3). Le repas est passé, et les chevaliers et les dames discutent désormais d’amour ; tout a l’air parfait, mais…

Mais ce jour-là, on fut extrêmement surpris de voir le roi se lever de table avant les autres ; certains s’en désolèrent et ils en parlèrent longuement, car jamais encore on ne l’avait vu

 durant une si grande fête se retirer dans sa chambre pour dormir ou pour se reposer. Il advint, cependant ce jour-là que la reine le retint et il demeura tant auprès d’elle qu’il perdit la notion du temps et s’endormit.

Arthur, donc, se retire de la cour et manque à son devoir royal. La discussion ne porte plus sur l’amour, sujet courtois par excellence, mais sur la faute du roi ; dans le texte en ancien français, l’étonnement est marqué par la répétition, en début de vers, de l’expression « Mes cel jor » (« mais ce jour »). Début surprenant pour un roman censé raconter les exploits de la cour arthurienne… On le comprend, dès les premiers textes français de la légende, le royaume est miné de l’intérieur par un roi à l’attitude problématique. Pire encore, c’est à cause de la reine Guenièvre qu’Arthur manque à son devoir social et politique : la tension entre amour pour la dame et amour pour la cour et ses amis chevaliers est un problème récurrent dans les romans de Chrétien de Troyes, avec une interrogation permanente sur la place que doit occuper le couple dans la vie d’un chevalier courtois.

Des chevaliers arthuriens à la porte

Blasons de chevaliers de la Table Ronde. Paris, Bibliothèque Nationale de France, Français 5939, f. 15v.

La suite de ce prologue n’est pas plus réjouissante pour l’avenir du royaume. Devant la porte de la chambre attendent quelques chevaliers :

A la porte de la chambre, à l’extérieur, se tenait Dodinel, Sagremort, Keu, monseigneur Gauvain ainsi que monseigneur Yvain et, avec eux, Calogrenant, un chevalier fort avenant qui avait débuté à leur intention un récit non à son honneur, mais à sa honte. Tandis qu’il racontait son histoire, la reine l’écoutait et elle se leva d’auprès le roi pour les rejoindre si discrètement qu’avant même que nul ne pût l’apercevoir, elle s’était glissée parmi eux : seul Calogrenant se leva d’un bond devant elle.

Généralement, à la cour, c’est toujours au roi que l’on vient raconter son aventure afin qu’elle soit consignée et gardée en mémoire. Ici, le récit se fait devant la porte close de la chambre d’Arthur, et Calogrenant ne raconte même pas un exploit, mais un échec. On s’occupe comme on peut. On pourrait par ailleurs croire que l’arrivée de la reine, accueillie avec prévenance par Calogrenant qui se lève pour la saluer, marquerait un retour à une cour plus idéale. Que nenni…

Dispute, insultes et bouderies

Dispute des suppôts de Satan. Paris, Bibliothèque Nationale de France, Français 1298, f. 145v.

Alors que Calogrenant s’est levé obligeamment devant Guenièvre, un chevalier que le spectateur de la série Kaamelott ne connaît pas intervient :

Keu, toujours prompt à l’injure, perfide, querelleur et fielleux, s’exclama : « Par Dieu, Calogrenant, quelle hardiesse et quelle légèreté à bondir ! Certes, je suis fort aise que vous soyez le plus courtois de nous tous ! Vous imaginez l’être, je le sais bien, tant vous êtes dépourvu de sagesse. Ma dame est donc en droit de croire que vous possédez plus de courtoisie et de valeur que nous tous. Nous avons négligé de nous lever par paresse, peut-être, ou par dédain ! Mais par Dieu, seigneur, ce n’est pas la raison : vous étiez déjà debout avant même que nous ayons vu ma dame ! »

Keu est le sénéchal de la cour arthurienne, c’est à dire l’intendant. Il est connu pour être un personnage odieux, comme dans ce passage où, plein d’ironie, il critique Calogrenant qui se serait levé uniquement pour se faire bien voir et déprécier les autres chevaliers qui ne s’étaient, eux, pas levés. Il est flagrant de voir que la première parole d’un personnage au discours direct est celle-ci : encore une fois, malgré les prouesses d’Yvain qui seront racontées ensuite, il y a quelque chose de pourri dans le royaume. La dispute continue dans un dialogue qui s’étend sur une centaine de vers ; Calogrenant insulte Keu à coup de métaphores dépréciatives : « Le fumier doit toujours empester, le taon piquer, le frelon vrombir et les malfaisants causer dommages et contrariété ! » (v. 116-118). Boudeur, Calogrenant refuse ensuite de continuer son récit, et ne reprend que sous l’insistance de la reine. Le roman a bien failli ne pas commencer…

On peut s’étonner qu’Alexandre Astier n’aient pas repris le personnage de Keu : détestable, cynique, mais drôle et tragique aussi, il correspond en tout point à la tonalité de leur version. Une hypothèse cependant : dame Séli est un personnage inventé pour la série Kaamelott, qui ne se trouve pas dans la légende arthurienne. Or, à plusieurs reprises, c’est elle qui s’occupe, comme Keu, de la gestion pratique du château ; elle se caractérise aussi par son caractère bien trempé : « Y’en a marre de se comporter comme des sagouins sous prétexte qu’on a des responsabilités ! » n’est qu’une de ses charmantes répliques. Selon les médiévistes, le caractère emporté de Keu le relie à une dimension héroïque celtique, et Séli, justement, est aussi étrangère, d’origine picte. Mais elle a l’avantage d’être une femme, ce qui démultiplie les intrigues possibles et explique peut-être sa place plus importante dans Kaamelott. D’ailleurs, la dispute que l’on retrouve au début d’Yvain de Chrétien de Troyes n’est pas sans rappeler les accrochages entre Séli et son époux Léodagand.

A propos de la version du texte :

Yvain ou Le chevalier au lion de Chrétien de Troyes a été édité et traduit par Corinne Pierreville dans Chrétien de Troyes, Le Chevalier au lion, Paris, Champion, 2006. L’extrait traduit en français moderne que nous proposons est issu de cette édition.

Pour aller plus loin :

  • Florian Besson et Justine Breton, Kaamelott, un livre d’histoire, Paris, Vendémiaire, 2018.
  • Joan Tasker Grimbert, « On the prologue of Chrétien de Troyes’s Yvain. Opening function of Keu’s Quarrel »,  Philological Quarterly, n°64, 1985, p.391-398.
  • Le Chevalier au lion de Chrétien de Troyes : Approches d’un chef-d’œuvre, J. Dufournet (éd.), Paris, Champion, 1988.
  • Jacques Merceron, « De la “mauvaise humeur” du sénéchal Keu : Chrétien de Troyes, littérature et physiologie », Cahiers de Civilisation Médiévale, tome 161, 1998, p. 17-32.

7 réflexions sur “Kaamelott vs Chrétien de Troyes

  1. Bonjour!
    Merci pour votre article et le parallèle entre le personnage médiéval de Keu et celui, fictionnel, de Dame Séli, que je trouve intéressant. Je me permets juste une petite remarque : dans la série et dans le film, le mari de Séli est Léodagan, le roi de Carmélide.

    J’aime

  2. En ce qui me concerne, j’ai une autre vision de Keu, appelé Kay dans certaines versions, il est parfois présenté comme un grand frère de lait avec qui Arthur a été élevé et où Arthur était sous la domination de son aîné mais c’est Arthur qui sort l’épée et devient roi et le « grand frère » devient un sujet d’où le mauvais caractère du personnage. De Kay à Caïus je ne fais qu’un pas et ce romain toujours bougon qui veut être au début au dessus d’Arthur (nous sommes les conquérants et vous êtes à notre botte, tel est le fond de son discours) et finit par être son sujet est à mon sens un report de Kay.

    J’aime

    1. Je confirme, dans un épisode (du Livre III) où Arthur et Caïus discutent de l’installation de ce dernier en Bretagne/à la cour, il est fait mention de la nécessaire « bretonisation » de son prénom en « Kay »…

      J’aime

  3. Dans « Le chevalier de la charette », l’intrigue débute également avec un comportement étrange du roi.

    Cela commence par un défi lancé au roi, qui n’y répond d’aucune manière.

    Keu fait immédiatement défection mais le roi le retient et lui promet, pour qu’il reste, tout sans condition.

    Sous ce prétexte, il laisse la reine partir vers le plus grand danger.

    Là encore, il ne prend strictement aucune initiative, ce sont ses chevaliers qui prennent leurs décisions en ordre dispersé, beaucoup s’en vont même sans arme.

    Pour finir, ce sera un chevalier mystérieux qui s’illustrera. Il couchera d’ailleurs avec la reine, à la première occasion !

    L’on peut se demander si pareil récit n’est pas destiné à un lectorat de femmes pleines de reproches pour leurs maris respectifs, et qui voudraient secrètement être ravies par un mystérieux étranger qui donnerait à leurs vies le piquant dont elles sont dépourvues.

    D’autant que les exploits du preux chevalier n’illustrent pas vraiment le chevalier en question, dont on ne sait à peu près rien. Au contraire, il semble que ces exploits ne soient destinés qu’à illustrer son inébranlable obsession pour la dame, l’urgence inarrêtable de sa pulsion, et rien d’autre.

    Cela dit, ce sont vraiment des romans à lire !

    J’aime

Laisser un commentaire