Danse macabre du Triomphe de la Mort, sur la façade d'une maison à Clusone en Italie. Peinture de Giacomo Borlone de Buschis (it) (1485)

Entretien croisé – Fanny Madeline, Etienne Anheim et Valérie Theis : raconter l’histoire de la France en dessins

Janvier, c’est le début de l’année mais c’est surtout le mois du festival d’Angoulême. L’occasion pour nous d’aborder la question de la vulgarisation historique en bande-dessinée avec deux parutions récentes de la collection « L’Histoire dessinée de la France » des éditions La Découverte.

D’un côté, Croisade et cathédrales – d’Aliénor à Saint Louis par l’historienne Fanny Madeline (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne) et l’auteur de bande-dessinée Daniel Casanave ; de l’autre A la vie, à la mort – des rois maudits à la guerre de Cent Ans des historiens Etienne Anheim (Ecole des Hautes-études en sciences sociales) et Valérie Theis (Ecole Normale Supérieure d’Ulm) avec aux dessins l’autrice Sophie Guerrive. Ces trois historien.ne.s nous ont fait l’honneur de répondre à nos questions.

Vous êtes chercheurs et enseignants (Fanny Madeline est spécialiste de l’empire Plantagenet, Valérie Theis est spécialiste de la papauté avignonnaise et Etienne Anheim est spécialiste de la culture au XIVs.). S’adresser à un public très large est une activité qui se distingue largement des deux précédentes. Comment vos expériences de chercheurs et de pédagogues ont-elles nourri certains aspects de l’écriture ?

[F. Madeline] Le Moyen âge est souvent considéré comme une période obscure, difficile à comprendre et en même temps très familière à cause de tout l’imaginaire médiévaliste qui colore et filtre les représentations courantes que l’on peut s’en faire. Partir de ces représentations en les prenant pour ce qu’elles sont souvent : des blagues et des opérateurs ludiques, permet de faire un pas de côté, de se décaler et sortir d’une posture professorale. Quand on fait une référence à Game of Thrones ou un clin d’œil aux Monty Python (selon à qui on s’adresse), cela permet de partir sur un pied d’égalité avec le lecteur en partageant des références populaires communes à partir desquelles il va être possible de construire un discours plus sérieux en questionnant l’écart entre ces représentations populaires et les savoirs construits dans une démarche scientifique.

[E. Anheim, V. Theis] Il est certain que cette activité s’éloigne beaucoup de celle de la recherche, mais elle a une proximité plus grande qu’on ne pourrait le croire avec l’activité d’enseignement. Le fait de faire cours depuis des années à des étudiants de premier cycle donne une assez bonne idée du niveau de connaissances, mais aussi des attentes, d’un public non spécialiste d’histoire qui ne demande qu’à en savoir plus, si on prend la peine de s’adresser à lui de manière accessible. En effet, aujourd’hui beaucoup d’étudiants qui arrivent à l’université en licence d’histoire ne sont pas des passionnés d’histoire depuis toujours. Certains le sont, d’autres ont choisi cette voie un peu par hasard, et d’autres enfin ne l’ont pas choisie du tout, mais se sont rabattus sur elle faute d’avoir obtenu l’orientation qu’ils souhaitaient. Faire cours, c’est d’abord apprendre à s’adapter à ces publics différents afin que chacun progresse à son rythme, et cette progression se fait d’autant mieux que les étudiants prennent du plaisir à mener ce travail. La bande dessinée, qui donne une très grande liberté, permet cependant d’augmenter la part de plaisir pour les auteurs et – on l’espère – pour le lecteur par rapport à celle de l’effort qui est requis en cours, mais l’objectif reste de traduire les enjeux de la recherche sur le Moyen Âge en un langage compréhensible au plus grand nombre.

Il ne s’agissait pas de proposer un manuel universitaire illustré, mais bien un récit graphique continu.

Les autres volumes de la collection sont découpés en chapitres thématiques à la manière de manuels (les paysans, l’économie, l’imaginaire, les conflits et la violence etc.). Vos deux opus se distinguent par leur unité. Dans le volume 7 consacré aux XIIe et XIIIe siècles, deux personnages contemporains effectuent un voyage continu dans l’espace et dans le temps. Dans le volume 8, la mort raconte aujourd’hui les événements qui ont marqué le XIVsiècle. Pourquoi ce choix ?

[E. Anheim, V. Theis] Ce choix découle logiquement des objectifs que nous venons de mentionner : il s’agissait pour nous d’essayer d’intéresser à des périodes souvent mal connues et dénigrées des lecteurs ayant un niveau de connaissance très variable. Pour ceux qui découvrent tout, il importe que le récit soit fluide afin de les inciter à le lire jusqu’au bout, même lorsqu’ils ne comprennent pas toutes les allusions ou toutes les blagues référentielles à la première lecture. Il nous semblait que le meilleur moyen de donner envie d’en savoir plus était de faire en sorte qu’on se laisse d’abord porter par une histoire, tout en commençant à acquérir au passage, mais presque sans s’en rendre compte, des idées importantes sur l’histoire telle qu’elle s’est déroulée et telle qu’elle a été analysée, de manière différente et avec des méthodes et des grilles de lecture différentes, au fil des générations qui ont suivi. Par ailleurs, cela correspondait aussi à notre conception de la bande dessinée, comme un genre autonome : il ne s’agissait pas de proposer un manuel universitaire illustré, mais bien un récit graphique continu.

[F. Madeline] Partir de deux pèlerins est un choix narratif qui s’est rapidement imposé, d’abord parce que le pèlerinage donne une trame finalement assez simple pour construire un récit suivant un itinéraire, dans la tradition des récits de voyage, mais aussi parce que le pèlerinage s’impose comme un fait majeur de la période avec le développement des croisades, le culte des reliques, l’essor des échanges, etc. Par ailleurs, comme il n’était pas question de faire de la fiction historique, le choix de prendre deux pèlerins d’aujourd’hui permettait de discuter plus librement des questions historiographiques et de déconstruire les préjugés encore tenaces. Enfin, deux pèlerins permettaient de ne pas mettre en scène des médiévistes mais des individus qui s’intéressent à cette période sans être des professionnels, même si pour les besoins de la narration, ils dévoilent parfois une certaine érudition.

Le titre du volume 7 est « croisades et cathédrales ». Mais, finalement, ces deux éléments occupent une place assez relative dans le livre, qui s’intéresse surtout à ce qui faisait l’essentiel de la vie sociale et économique du temps, c’est-à-dire à la vie quotidienne. Les croisades et les cathédrales sont devenus des totems, des objets fantasmés et aujourd’hui encore politiquement et idéologiquement signifiants pour certains. Comment l’historien peut-il aider le lecteur à déconstruire ces fantasmes ?

[F. Madeline] Il me semble difficile de vouloir déconstruire des totems à partir des seuls titres, sauf quand il s’agit de se débarrasser d’un chrononyme encombrant, comme c’est le cas de Pax Romana, le troisième volume de la collection, ou du volume 6 qui avait pour enjeu la question « féodale ». Pour la période des XIIe-XIIIe siècle, il n’existe pas vraiment de chrononyme auquel il faudrait tordre le cou… Croisades et Cathédrales exprime plutôt une volonté de faire une forme de synthèse entre « le temps des croisades » qui fait généralement la part belle à l’histoire politique et sociale de l’Europe latine, et « le temps des cathédrales » qui insiste plutôt sur les aspects religieux et culturels. Ce ne sont pas des mots qui posent véritablement de problème contrairement à « gothique », ou « cathares » dont les enjeux sont lexicaux sont explicités dans le récit et les cahiers et en même temps, ils permettent d’identifier relativement clairement la période qui va être traitée dans le volume.

Notre travail ne consiste pas à réhabiliter le Moyen Âge. Il essaie d’en donner une idée plus juste en en montrant la complexité.

Dans le volume 8, empreint d’humour jusque dans son titre (qui est À la vie à la mort), une faucheuse que l’on croirait sortie d’un livre de Terry Pratchett raconte avec regret un XIVe siècle qu’elle décrit comme un âge d’or marqué par les guerres et les épidémies. Une image qui correspond plutôt à la vision que le grand public peut avoir de la fin du Moyen Âge, alors que la plupart des autres volumes de la collection ont pris le parti de déconstruire les idées reçues sur les périodes concernées. Quel a été votre positionnement sur ce point de vue et est-ce pour contrebalancer cette gravité que le style du dessin est particulièrement enfantin, jovial et schématique ?

Danse macabre (Paris, BnF, Français 995 f.12)

[E. Anheim, V. Theis] Le choix du type de dessin doit tout à Sophie Guerrive, qui a un vraiment un style personnel. Elle n’a donc pas véritablement adapté le style graphique aux exigences du récit, car cela nous semblait inutile. Pour notre part, nous aimons beaucoup sa manière de dessiner et nous avons trouvé qu’elle était idéale pour parler de choses graves, et même souvent horribles, avec une certaine distance. Pour le reste, il ne nous semblait ni possible ni souhaitable de déconstruire l’idée qu’une épidémie de peste tuant entre un tiers et la moitié des gens, ou que des conflits armés, mêmes localisés, qui avaient duré plus d’une centaine d’années faisaient de cette époque un moment très dur de l’histoire de France. Notre travail ne consiste de toute manière pas à réhabiliter le Moyen Âge. Il essaie d’en donner une idée plus juste en en montrant la complexité. La principale chose qui doit être corrigée concernant cette longue période est en effet l’idée selon laquelle la société aurait alors été presque immobile pendant des siècles, les gens étant inscrits dans des cadres de pensée, de vie et de domination qui auraient été toujours les mêmes et qui auraient connu peu de transformations ou de contestations. Notre manière de déconstruire les idées reçues consiste donc à insister sur la diversité des positions sociales, des trajectoires des personnes, des idées qu’elles défendaient et, plus généralement, sur toutes les formes du changement social.

La vérité en histoire est quelque chose qui se construit, qui s’élabore dans le débat contradictoire.

À de nombreuses reprises, les opinions et les interprétations de deux personnages s’affrontent. Les deux personnages principaux semblent parfois incarner deux visions contradictoires et, d’une certaine manière, complémentaires de l’histoire de France. De même, certains personnages vivant au Moyen Âge sont en désaccord sur la manière de décrire un événement ou les raisons de son déclenchement. Vous semblez rarement trancher dans ces débats, du moins le faites-vous de manière subtile. Était-ce pour vous un moyen de montrer que l’histoire est devenue moins monolithique et monoexplicative ou est-ce plutôt un signe du fait que l’ouvrage est écrit à l’heure des post-vérités, où les opinions de chacun s’affrontent sans pouvoir trouver de réel terrain d’entente ?

[F. Madeline] Je ne suis pas relativiste, et je ne pense pas qu’il y ait un « à chacun sa vérité », mais j’ai essayé de suggérer que la vérité en histoire est quelque chose qui se construit, qui s’élabore dans le débat contradictoire. Beaucoup de gens pensent que l’histoire est un récit établi définitivement que l’on ne saurait remettre en question. Or si la méthode historique permet d’établir des faits vrais, leur interprétation, elle, est sans cesse l’objet d’actualisations et de réévaluations, car « toute histoire est contemporaine » pour reprendre les mots de Benedetto Croce. Le dialogue entre ces deux personnages cherche à montrer que l’interprétation de l’histoire part de la confrontation de différents points vue. D’abord en confrontant les témoignages eux-mêmes, dans ce cas, il s’agit de montrer que c’est en « croisant les sources » que l’on parvient à saisir la complexité du réel, mais que le récit qui va être construit reste un choix interprétatif de l’historien.ne. Mais il y a un autre degré de confrontation des récits, à un niveau « historiographique », où il s’agit de se déterminer entre ces différentes interprétations proposées par les historien.ne.s. Bien sûr, cela expose l’histoire à toutes sortes d’instrumentalisations, lorsque les interprétations sont déterminées par des préoccupations idéologiques plutôt que scientifiques. C’est le sens de la petite citation de Marc Bloch sur « ceux qui vibrent au sacre de Reims », qui vise à rappeler que la réception de l’histoire amalgame souvent toutes ces strates de discours. L’objectif, je ne sais pas s’il est réussi, était de suggérer que la meilleure manière d’approcher la matière historique est encore d’exercer son esprit critique, en se posant des questions et non en la recevant passivement comme un récit clos et définitif.

Comme tous les autres volumes de la collection L’Histoire dessinée de la France, l’ouvrage est divisé en deux parties. La majorité de l’opus se présente sous la forme d’une bande dessinée, tandis que la fin du livre aborde par écrit des points précis et plus réflexifs, parfois liés à la vision que l’on porte aujourd’hui sur le passé. Quelle a été la complémentarité de ces deux formats au moment de l’écriture ? Quelles sont les forces et les limites de chacun d’eux lorsque l’on veut transmettre au lecteur des informations précises et nuancées sur le passé ?

Façade de la cathédrale Saint-Pierre (XIIe et XIXe siècles), Angoulême, Charente, France

[F. Madeline] Les cahiers pédagogiques permettent de développer certains aspects qui sont évoqués rapidement dans la BD, voire de manière très allusive. Ils fonctionnent donc à la fois comme des lieux d’approfondissement des connaissances sur la période et de clarification. La présence des cahiers permet ainsi de construire un scénario avec plusieurs niveaux de lecture, selon les connaissances que l’on a sur la période. Lire les cahiers, lorsqu’on est néophyte permet de relire le récit en captant davantage d’allusions qui ne sont pas forcément compréhensibles quand on ne connaît pas bien l’histoire de cette période. L’objectif était plutôt une complémentarité et non une interdépendance. L’idée était la BD soit compréhensible sans les cahiers et vice et versa.

[E. Anheim, V. Theis] Nous avons pensé les pages plus « didactiques » de la fin du volume dans un rapport très étroit avec le récit en bande dessinée. La priorité était d’expliciter les événements ou les mécanismes sociaux auxquels on ne peut faire allusion que de manière très rapide, voire uniquement sous forme de plaisanteries, dans la partie graphique, et de présenter certains personnages importants. Effectivement, même dans cette partie, le nombre de caractères dont nous disposions était réduit. Il a donc fallu faire des choix et tous les aspects de cette période ne sont pas traités. Une bibliographie en fin d’ouvrage permet d’aller encore un peu plus loin si on le souhaite. Cela dit, il nous semble qu’un lecteur qui maîtriserait parfaitement l’ensemble du contenu du volume commencerait à avoir déjà des connaissances assez importantes sur l’histoire de la France médiévale et une petite idée sur les principales évolutions historiographiques de ces trente dernières années. Dans les deux parties, nous avons fait le choix d’attirer l’attention sur quelques-uns des secteurs qui ont été très renouvelés comme l’histoire de la genèse de l’État moderne, l’histoire des « crises » de la fin du Moyen Âge et un peu aussi celle de la place des femmes dans la société.

L’histoire comme une discipline d’émancipation, capable de donner des armes critiques aux individus

Il est de tradition de finir nos entretiens sur l’engagement des historiens et historiennes dans la société. À l’heure actuelle, on a l’impression que les historiens s’impliquent de plus en plus dans la diffusion de la recherche – contrairement à une époque où ces initiatives étaient plus rares, voire mal perçues. Comment comprendre ce changement ? Comment vous positionnez-vous, en tant qu’historiens professionnels, par rapport à cela ?

[E. Anheim, V. Theis] C’est une très bonne chose que les historiens essaient de tenir une petite place dans l’espace public, à la fois pour faire connaître les renouvellements de cette discipline, mais aussi pour contrebalancer les usages instrumentaux, en particulier politiques, qui sont faits de l’histoire. Cette posture n’est pas facile à tenir pour différentes raisons : la parole des historiens est souvent moins recherchée par les médias que celle des polémistes utilisant l’histoire ; le fonctionnement du système académique continue à mépriser assez largement ce type d’initiative, même si on prétend le contraire en faisant toujours une petite place (très peu prise en compte en réalité) aux entreprises dites de « vulgarisation » dans les évaluations des enseignants-chercheurs ; le temps de ces derniers n’est pas illimité, et il est aujourd’hui parasité par beaucoup d’activités bien moins utiles que celles qui relèvent de l’histoire publique ; enfin, le fait d’être historien, au sens universitaire, ne protège pas contre le risque de se mettre soi-même à utiliser l’histoire au lieu de se mettre à son service… Il faut donc lutter contre tous ces obstacles (et sans doute encore d’autres) lorsqu’on veut tenter de diffuser la recherche et de développer le goût pour l’histoire, mais nous pensons que cela en vaut la peine.

[F. Madeline] Comment s’engager en tant qu’historienne ? c’est une veille question à laquelle il n’est pas facile de répondre en trois lignes… Si je devais définir la manière j’ai construit mon propre engagement, je dirais que l’élection de Nicolas Sarkozy en 2008 a été un déclic qui m’a amené à rejoindre le CVUH [ndlr : Comité de Vigilance face aux Usages publics de l’Histoire] en participant à la fabrication du livre qui analysait toutes les instrumentalisations de l’histoire à laquelle il s’était livré dans ses discours de campagne. Depuis, je reste attachée à cette idée que l’histoire ne saurait appartenir aux historien.ne.s. En tant que professionnels, nous avons un rôle dans la construction et la transmission des savoirs historiques, c’est notre fonction sociale que de mettre à disposition des savoirs sur le passé. L’engagement consiste à ne pas se limiter à cette transmission académique, mais à intervenir aussi dans le débat public, en dénonçant les instrumentalisations idéologiques et le déploiement d’une histoire au service des pouvoirs. Il y a différentes manières de faire, mais l’une des plus efficace, me semble-t-il, c’est de défendre une conception de l’histoire comme une discipline d’émancipation, capable de donner des armes critiques aux individus pour que chacun et chacune aient les moyens de se défendre intellectuellement face aux régressions démocratiques en cours.

2 réflexions sur “Entretien croisé – Fanny Madeline, Etienne Anheim et Valérie Theis : raconter l’histoire de la France en dessins

  1. A travers ce travail d’édition et les partis-pris qui le sous-tendent, on perçoit très bien la conception du métier d’enseignants-chercheurs que les auteurs défendent. Bravo à eux, à leur engagement dans la vulgarisation, engagement dont on voudrait croire qu’il est reconnu à sa juste valeur par « L’Université ». Bravo aussi bien sûr à toute l’équipe d’actuelmoyenâge pour son travail en tous points remarquable.

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