La famille pour tous

Nous sommes en 607, dans le domaine royal de Bruyères. Une dispute terrible oppose Brunehaut, veuve du roi Sigebert d’Austrasie et grand-mère du roi Thierry II, et Colomban, moine venu d’Irlande, abbé depuis vingt ans du monastère de Luxeuil, situé non loin de là. Le ton monte, les insultes volent, Colomban brise les assiettes, les domestiques rasent les murs. D’un côté, la femme la plus puissante de Francie, veuve de roi, mère de roi, grand-mère de rois, deux fois régente, et qui a su rester au cœur du pouvoir royal depuis plus de quarante ans ; de l’autre côté, un des plus grands prédicateurs de cette époque, qui sera canonisé quelques années plus tard. La dispute est justifiée : quelques minutes plus tôt, Brunehaut a mené les enfants du roi Thierry, ses arrières-petits-enfants, devant Colomban, pour demander sa bénédiction : et celui-ci a refusé, répondant « en aucun cas ces enfants ne deviendront rois : ils sont nés de prostituées ». Restituons, sous le vocabulaire de l’époque, la violence des mots : face à la vieille reine mère, le moine vient de traiter les héritiers du roi de fils de putes. On comprend la colère de Brunehaut… ! Cette parole maladroite coûtera cher à Colomban : chassé de son monastère, il vivra sur les routes pendant quelques années, avant de mourir à Bobbio, en Italie du Nord. Comment expliquer dès lors ce heurt de plein fouet entre la reine et le clerc ?

Une autre famille mérovingienne

En dénonçant l’illégitimité des enfants royaux, Colomban s’en prend en fait aux pratiques matrimoniales de l’aristocratie mérovingienne : celle-ci, en effet, pratique couramment la polygamie, les seigneurs ayant une épouse en titre et plusieurs concubines, qu’ils quittent d’une façon extrêmement fluide. Les enfants issus de ces unions sont tous traités sur un pied d’égalité : ils forment une vaste « société des frères », dans laquelle il n’y a ni droit d’aînesse, ni enfants illégitime. Tous les frères ont les mêmes droits à l’héritage du père, ce qui pose d’ailleurs des problèmes sans fin lorsqu’il s’agit de partager les possessions du père entre tous les fils survivants. La société mérovingienne de cette époque ignore la notion de « bâtard », ou celle de « demi-frère » ; cela renvoie, plus globalement, à une famille pensée sur le mode de la « famille élargie », proche du clan, de la tribu.

Contre cette famille élargie, l’Église catholique, forte d’une nouvelle emprise sur les populations, lance à cette époque une vaste offensive destinée à christianiser le mariage, et, plus généralement, la famille. Plus de concubinage : ces liaisons deviennent des liaisons « adultérines », et les concubines sont dès lors considérées comme des « prostituées ». Les prêtres, un peu partout, refusent de consacrer des unions polygames ou de donner leur bénédiction à des enfants nés de telles unions : Colomban se fait le relais de cette politique globale. L’Église invente donc la figure de la femme légitime, autrement dit de l’épouse. Cela amène aussi l’Église à distinguer entre enfants légitimes et enfants illégitimes : seuls les premiers, issus de mariages monogames et reconnus par l’Église, peuvent hériter des biens de leurs parents. En christianisant le mariage, et même s’il faudra plusieurs siècles pour que ses efforts aboutissent vraiment, l’Église invente la famille nucléaire, articulée autour du couple et des enfants issus de celui-ci.

Or cette famille est encore très largement la notre. Mais plusieurs évolutions contemporaines la remettent en question : la légalisation du divorce autorise de fait la polygamie successive sinon simultanée ; on assiste à une très nette progression des concubinages et autres unions libres, au détriment du mariage en tant que tel ; enfin, l’apparition de la famille recomposée, articulant plusieurs conjoints et plusieurs demi-frères ou demi-sœurs, rend caduque la notion de famille nucléaire. Plusieurs lois, de 1972 à 2001, ont garanti à tous les enfants, qu’ils soient issus d’un couple marié, d’un concubinage, ou d’une union adultère, les mêmes droits à la succession de leurs parents. La loi autorisant le « mariage pour tous » n’est que l’aboutissement de cette évolution qui amène à une nouvelle définition, plus large, plus englobante, du couple et de la famille.

La famille en constante évolution !

Les partisans de la « manif pour tous », encore actifs sur le net sinon dans les rues, rejouent dès lors l’opposition entre Colomban et Brunehaut, déplacée dans notre siècle mais non moins virulente. Et la dispute entre la reine et le moine devrait amener à réfléchir sur deux choses. Tout d’abord, cette querelle souligne que la définition d’une « famille étroite » est étroitement liée à la christianisation de la société occidentale, à la fabrication d’une société chrétienne, bref, à la naissance d’une Europe médiévale qui se définit avant tout comme chrétienté. C’est l’Eglise qui a inventé le mariage ! La « sortie des religions » amène donc logiquement et même nécessairement à une redéfinition de la famille.

Surtout, ce conflit rappelle que « la famille » telle qu’on la conçoit aujourd’hui n’est pas une donnée naturelle, mais une construction historique : pour Brunehaut, une famille qui exclurait les concubines et rejetterait certains enfants dans l’illégitimité était une aberration, une monstruosité. D’où la fureur de la reine, et l’exil du moine. Vouloir figer la famille, c’est non seulement commettre une erreur historique (en arguant que la famille a « toujours été comme ça »), mais c’est aussi se fermer à ses évolutions et à ses devenirs, et donc la bloquer dans un état statique forcément intenable.

Rappelons-nous de la colère de Brunehaut. Elle devrait rappeler à tous ce que la famille a été, et, ce faisant, rappeler qu’elle peut être autre. C’est à nous de construire la famille de demain.

 Pour aller plus loin :

  • Bruno Dumézil, Brunehaut, Paris, Fayard, 2008.
  • Danièle Alexandre-Bidon, Les Enfants au Moyen Âge, Paris, Hachette, 1997.
  • Femmes, mariages, lignages. Mélanges offerts à Georges Duby, Bruxelles, De Boeck Université, 1992.

10 réflexions sur “La famille pour tous

  1. Merci,j adore vos articles.Je remarque dans celui ci que la batardise chez l aristocratie pendant une certaine période n était pas discriminatoire…..mais pour les autres classes de la société ,en étaient ils la même chose,svp?

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    1. Bonjour, merci pour les compliments !
      Réponse frustrante mais fréquente en histoire médiévale : on n’en sait rien… On a très peu de sources qui nous parlent d’autres classes sociales pendant le Haut Moyen Âge, et en plus vu que la quasi totalité des sources sont issues de clercs, le regard qu’elles portent sur la bâtardise est biaisée. A partir du XIIIe-XIVe siècle, les « fils naturels » sont très fréquents chez les bourgeois des grandes villes, et reçoivent souvent une part d’héritage. Donc, a priori, oui, ça doit marcher à peu près pareil pour toutes les classes de la société !

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      1. Bonjour, je ne vois pas bien en quoi toutes les classes sociales se retrouveraient identiquement sur cette question, alors que par définition, la division de la société en classes implique un rapport de domination d’une classe sur une autre, donc une distinction très marquée entre les privilèges d’un seigneur et l’obéissance des paysans aux seigneurs. Je ne vois pas ce qui autoriserait à penser que le monde paysans pouvait avoir des mœurs similaires à ceux des seigneurs, laissant entendre que au moins sur cette question le traitement des uns et des autres serait égale. Mais je veux bien être contredit sur cette question avec des arguments déterminants – nouvelles découvertes en particulier que des historiens auraient publiés récemment de sorte à en prendre clairement connaissance et en faire profiter à tous. Merci pour vos articles que je trouve agréable à lire et enrichissant.

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      2. @Un passant : comme je le disais, c’est une vraie question, puisqu’on a très peu de sources pour la paysannerie notamment. Cela dit, il y a plusieurs indices qui montrent bien que les deux mondes (seigneurs et paysans) partagent un ensemble de codes et de pratiques : le droit canon s’applique à toutes les catégories de la société, les normes sont donc les mêmes pour tous ; on a des pénitentiels qui parlent des péchés les plus fréquents et insistent sur le fait que tous, nobles ou pas, les commettent, notamment celui d’adultère, de bigamie, ou encore d’élever leurs enfants bâtards avec les enfants légitimes ; enfin, les fabliaux, appréciés par les paysans autant que par les seigneurs, montrent également les pratiques en vigueur, en parodiant les normes et les règles. A bien des égards, le peuple a plus de marge de manœuvre, car l’Eglise s’acharne surtout sur les grands nobles (rois et empereurs), qui sont plus « visibles » que des paysans.

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  2. Un parallèle bienvenu et un article intéressant (il est temps de lire le Brunehaut de Dumézil). Par contre, je pense qu’il faudrait ajouter à la bibliographie « Le chevalier, la femme et le prêtre » par Duby himself?

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