Avant le foot, les courses de char à Constantinople

À chaque finale de foot, c’est pareil : pour moi qui ne suis pas du tout ce sport, les conversations dans le métro ou dans la rue sont un peu étranges. J’ai toujours du mal à comprendre cet investissement émotionnel passionné des supporters, qui attendent avec fièvre la victoire de « leur » équipe.

Alors, comme souvent quand je ne comprends pas une pratique contemporaine, je me tourne vers le Moyen Âge.

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Cet article a été initialement publié dans le livre Actuel Moyen Âge, chez Arkhê en novembre 2017.

 

La part d’audience des courses de char

À Constantinople, le grand divertissement, à défaut de télé, ce sont les courses de char. L’hippodrome de la ville, gigantesque (voir une reconstitution ici), peut accueillir environ 100 000 personnes, soit 20 % de la population de la ville – ce qui est absolument considérable.

Les courses sont attendues pendant toute l’année, car elles ne prennent place que durant une « saison » précise, pendant le printemps. Elles sont suivies, commentées, déchaînent les passions : elles brassent beaucoup d’argent, car les spectateurs parient. Sur une course, des fortunes peuvent se faire ou se fondre. Quant aux champions, les auriges, ils atteignent un degré de célébrité qui ferait pâlir d’envie les stars du foot : on rédige des poèmes à leur gloire, on leur dresse des statues qui viennent décorer la spina, au milieu de l’hippodrome.

Statues à la gloire de l’aurige Porphyrios, le Messi du Ve siècle

Les plus célèbres de ces statues sont probablement les chevaux de Saint-Marc, pillés en 1204 par les Vénitiens lors de la quatrième croisade, puis par Napoléon…

Allez les Bleus !

Comme aujourd’hui pour le foot, les auriges sont organisés en équipe : les Rouges (Rousioi), les Bleus (Venetoi), les Verts (Prasinoi) et les Blancs (Leukoi). On appelle ça des factions. Petit à petit, deux factions principales se dégagent, qui vont absorber les deux plus petites : on aura d’un côté les Bleus et leur équipe mineure, les Blancs, contre les Verts et les Rouges.

Les factions, c’est du sérieux. Non seulement les gens prennent parti pour l’une ou l’autre, comme des supporters de foot d’aujourd’hui, mais en plus les factions s’organisent : elles gèrent elles-mêmes leurs écuries et leurs coureurs. Comme aujourd’hui, elles cherchent notamment à débaucher les meilleurs conducteurs et les meilleurs chevaux des équipes adverses. Les équipes entraînent des jeunes gens prometteurs, qui sont envoyés courir dans les hippodromes des villes de province, jusqu’à avoir le droit de devenir aurige à Constantinople : comme des joueurs de foot qui passent de la D2 à la D1.

Les chevaux sont nommés : ce sont eux les stars !

Mais les factions sont beaucoup plus puissantes que les clubs de foot d’aujourd’hui. En effet, elles possèdent des bains et des tavernes, et malheur au supporter des Verts qui entrerait dans une taverne bleue… Les factions en viennent même à avoir des milices privées !

Le rôle politique des équipes

Cela leur permet de jouer un rôle politique pleinement assumé : en 532, les factions s’allient pour se révolter contre l’empereur Justinien. C’est ce qu’on appelle la sédition Nika, et la répression fait environ 30 000 morts… Quand on vous dit qu’on ne rigole pas avec les factions !

Ce rôle politique est soutenu par l’empereur lui-même, qui prend traditionnellement parti pour une faction. Comme si le président de la république s’affichait comme supporter exclusif du PSG : je vous laisse imaginer la réaction des fans de l’OM….

L’empereur participe donc à ce système, et l’hippodrome devient l’un des grands lieux du politique. L’empereur s’y met en scène : il occupe une tribune spéciale, la Kathisma, directement reliée au palais par un tunnel. C’est lui qui signale le début des courses, lui qui couronne le vainqueur, comme on le voit sur le piédestal de l’obélisque de Théodose.

Flûte, j’ai oublié la coupe… Passe moi les lauriers, ça fera l’affaire !

La métaphore de l’hippodrome devient elle-même politique : l’empereur est souvent désigné comme « l’Aurige », conduisant le char de l’État.

Alors certes, personne ne dirait du chef de l’État qu’il est « le Joueur de Foot ». Mais il va quand même aller assister au match ce samedi, dans une loge présidentielle, et je vous parie que la caméra le montrera (vous me raconterez, je ne regarde pas le match). Le lien entre le jeu, le peuple et le pouvoir n’a pas totalement disparu, loin de là.

Être supporter

Bon, c’est très intéressant, mais ça ne répond pas à ma question : pourquoi est-ce que les gens deviennent des supporters d’une équipe, au point de lui consacrer du temps, de l’argent, une part d’attention non négligeable ?

À Constantinople, les factions recoupent des identités sociales, politiques et religieuses : traditionnellement, les Verts rassemblent plutôt les catégories basses de la population et les étrangers, et ont tendance à soutenir des opinions religieuses hétérodoxes ; alors que les Bleus sont plutôt la faction des riches et soutiennent l’orthodoxie. Autrement dit, choisir son équipe, c’est également choisir un ensemble d’identités et d’arguments.

Et on tient peut-être là la clef du mystère des supporters : choisir une équipe, c’est affirmer son identité – plus géographique que sociale ou religieuse aujourd’hui. Ainsi des « supporters à distance » étudiés par Ludovic Lestrelin, qui soutiennent farouchement une équipe alors même qu’ils ne sont pas originaires de la ville de cette équipe. Choisir une équipe, c’est donc se construire une identité sociale, reliée aux autres.

Ça me donnerait presque envie de regarder le foot, tiens…

 

Pour en savoir plus :

4 réflexions sur “Avant le foot, les courses de char à Constantinople

  1. Passionnant (d’autant que je prépare une campagne jdr à Byzance en l’an 800)! Un grand merci pour ce nouvel article bien inspirant!
    Pour le foot, dont les supporters occasionnels en ces jours de battage médiatique, me glacent un peu le sang par leur « dévotion », j’apparente cette dernière aux effets d’un endoctrinement ou d’une drogue dur, et tant que ces gens, souvent des proches, n’ont pas effectué leur descente (en fonction de la télé, toujours), impossible de leur parler raisonnablement ou d’autre chose, encore moins de leur expliquer que non, je ne me sens pas « fiers d’être français » (pas plus que d’habitude) ou « bleu ». Je me dis que les ultra-riches n’ont vraiment aucun souci à se faire.

    Sur ce, je retourne à mon jardin pour écrire des trucs et jouer avec les chats!

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  2. ouf, je commençais à désespérer de ne croiser que des malades – euh… des supporters ( maladie psychique aux effets immensément aliénants), quoi ; un truc dans le style… Nan parce que franchement qu’est-ce qui peu bien se passer dans la tronche d’un obnubilé de la baballe ??? Un putride relent de nationalisme… Tout ce qui est à vomir!

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  3. Bonsoir ! Deux commentaires farouchement anti-supporters… Sans être du tout un fan de foot (comme l’article le laisse bien deviner), je pense quand même qu’il y a, derrière ces sentiments dont l’intensité me laisse également, parfois, un peu perplexe, un désir d’appartenance, de faire corps avec, qui n’est pas entièrement négatif… Affaire à suivre !

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