L’art de se « magnifier soi-même »

« Le but de ce que je viens d’écrire n’est pas de me magnifier moi-même. Ce qui a été écrit est la vérité ». L’auteur de ces lignes est Babur, fondateur de la dynastie des Grands Moghols, des princes musulmans qui dirigent une vaste principauté à cheval sur l’Afghanistan et l’Inde entre le XVIe et le XIXe siècle. Dans ce texte, Babur raconte sa vie, dans un rapport complexe entre humilité et mise en valeur de lui-même : ce récit unique a récemment réédité par Les Belles Lettres dans une superbe édition agrémentée de belles illustrations.

Un guerrier victorieux

La prise de Samarcande (enluminure du XVIe s., Source wikicommons)

Babur commence d’abord par rappeler ses nombreux exploits militaires : de ses batailles à ses conquêtes jusqu’à son sens de la stratégie. Maître de l’Inde, il y fait construire palais et hammams, apportant la civilisation islamique au cœur d’un monde présenté comme barbare : « dans cette Inde sans charme ni régularité apparurent des jardins ordonnés et symétriques » (p. 620). Comme quoi le discours sur la « mission civilisatrice » qui permet de légitimer une conquête n’a pas attendu la IIIe République…!

Pour mieux se faire valoir, il se compare souvent à des dirigeants passés, utilisation classique de l’histoire. Par exemple, lorsqu’il raconte la manière dont il réussit à conquérir Samarcande, il raconte la conquête de la ville par le sultan Husayn Mirza : alors que ce dernier était un homme fait, avec une puissante armée, affrontant un ennemi inférieur en nombre, Babur, lui, a réussi le même exploit à 19 ans à peine, face à des troupes plus nombreuses que les siennes… Il termine ce passage en soulignant que « le but de cette comparaison n’est pas d’amoindrir la valeur de quiconque » : en effet, il ne s’agit pas de diminuer l’accomplissement de Husayn Mirza, mais plutôt de s’en servir comme une marche pour mieux se mettre en scène.

Cette volonté de se mettre en scène comme un grand conquérant butte sur une difficulté majeure : Babur a souvent perdu. Son parcours politique est en effet marqué par de nombreux rebondissements, et il repart souvent à la case départ, perdant villes et alliés, souvent après une défaite militaire. Pas de problème ! Il suffit de blâmer une autre personne, en l’occurrence les Mongols : lorsqu’il perd par exemple une bataille en 1501 contre Chaybani Khan, Babur note bien que ce sont les mercenaires mongols qui l’ont trahi au beau milieu du combat, comme ils le font toujours, le condamnant à la défaite. La stratégie rhétorique est bien rodée, mais reste efficace : quand Babur gagne, c’est grâce à lui ; quand il perd, c’est à cause des autres…

En outre, les nombreuses défaites sont elles-mêmes enrôlées au service de la gloire du jeune prince : cela lui permet d’insister sur sa persévérance, sur son courage face à des épreuves sans cesse renouvelées. Citons un passage (p. 220) :

« Pendant le temps que je passai à Tachkent, je subis beaucoup de misères et d’humiliations. Je n’avais ni province ni espoir de province. La plupart de mes hommes liges s’étaient dispersés. […] Tant de désarroi et de dénuement me conduisirent au désespoir ».

 Il s’agit là aussi d’une vieille ficelle narrative, qu’on retrouve par exemple dans la fantasy médiévaliste : on s’attachera plus au parcours tumultueux d’un Jon Snow et d’un Tyrion qu’à la suite de réussites sans failles d’un Aragorn. Bref, on aime les personnages qui réussissent… mais qui réussissent difficilement.

Le bon prince

Comme dans la plupart des textes relevant du genre du « miroir du prince », à mi-chemin entre la chronique historique et le traité de philosophie politique, Babur reprend les vertus classiques du prince, en partie héritées de modèles antiques. Au fil des pages, Babur apparaît comme un prince courageux, prêt par exemple à se lancer dans les cols les plus escarpés ; comme un souverain généreux, distribuant avec largesse cadeaux et butin ; comme un roi humble et prompt à pardonner, y compris à ceux qui le trahissent à répétition.

Babur lisant (Enluminure, début XVIIe, source wikicommons)

Une grande partie du discours d’auto-légitimation de Babur repose sur son rapport à la religion : il faut se montrer pieux. Babur insiste donc sur sa pratique rigoureuse de l’islam, présente ses conquêtes comme une guerre sainte, raconte ses prières et ses lectures du Coran, mentionne fréquemment la grande piété de ceux qui l’entourent. Non sans de fascinantes contradictions, comme lorsqu’il décrit l’un de ses officiers comme « un très bon sunnite, qui buvait beaucoup d’alcool », sans tiquer sur la construction presque oxymorique de ces phrases. Mais même ces éléments permettent in fine de mettre en valeur Babur, car lui ne boit pas : il livre de longues lignes pour expliquer son envie de boire, ses hésitations, et finalement son refus obstiné de commettre ce péché. Autrement dit, quand il décrit de bons sunnites ivrognes autour de lui, c’est évidemment une manière de rappeler discrètement que lui, abstinent, est au-dessus d’eux.

L’insistance sur la piété permet aussi de nourrir le portrait d’un souverain humble : Babur rappelle fréquemment que tous ses accomplissements et ses victoires viennent de Dieu.

« Cette fortune, nous voyons bien qu’elle ne provient pas de notre propre force ni de notre propre puissance mais de la pure bienveillance et de la seule faveur de Dieu. Ce bonheur, nous savons bien qu’il ne vient pas de nos propres soins ou efforts mais de la pure générosité et de la seule grâce de Dieu » (p. 557).

 À l’inverse, les défaites de ses adversaires sont souvent présentées comme les conséquences de leur comportement amoral ou irréligieux : tel prince a fait assassiner un parent, tel autre a menti, tel autre a fait brûler une mosquée, etc. Cet argument, très classique dans les textes médiévaux, fonde ce que certains historiens ont appelé « l’orgueil de l’humiliation » : en s’abaissant devant Dieu, on s’élève.

Exhiber ses faiblesses

Contrairement à ce qu’on pourrait penser, le texte sait aussi montrer les aspects plus « humains » de Babur. Il se décrit par exemple malade, alité et en proie à de violentes fièvres, même si c’est pour reprocher à ses proches d’avoir laissé un ambassadeur étranger le voir dans cet état, ce qui pousse un seigneur voisin à attaquer. Il insiste aussi sur ses mauvaises relations avec sa femme, qu’il ne sait pas comment aborder, notamment dans l’intimité sexuelle, et décrit au contraire la violente passion amoureuse qu’il éprouve pour un jeune homme.

Babur et son fils Humayun (milieu XVIIe, source wikicommons)

Ces passages sont évidemment très intéressants : ils permettent d’approcher « l’homme » derrière le souverain. Cela dit, il faut se rappeler qu’ils ne sont pas moins réfléchis que ceux dans lesquels Babur énumère ses exploits guerriers. Si Babur se décrit malade, s’il raconte une chute de cheval, s’il énumère ses erreurs, ses maladresses, ses oublis, c’est, au moins en partie, dans un vrai souci de faire « œuvre vraie », d’être honnête ; mais ce souci est en lui-même une stratégie à la fois rhétorique et politique, qui permet de dessiner l’image d’un souverain vrai, droit dans son texte autant que dans sa vie.

Si l’autobiographie de Babur se lit comme un roman, avec des péripéties, des traîtres, des combats, des animaux fabuleux, il faut donc se méfier et se rappeler que ce n’est ni un journal intime, ni un récit d’aventure. Babur écrit pour lui, mais aussi pour la postérité, pour forger avec méthode son image : dans ce contexte, même insister sur ses faiblesses et ses échecs sont des moyens de se « magnifier soi-même », comme pour ajouter de la profondeur au portrait.

Pour en savoir plus

Le Livre de Babur, trad. JL Grammont, Paris, Les Belles Lettres, 2022.

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