
Elsa Bordier signe le scénario d’une superbe bd intitulée La chevaleresse (parue aux éditions Jungle RamDam). Située dans un Moyen Âge imaginaire, la bd raconte le parcours d’Héloïse, une jeune noble passionnée par les armes, qui décide de prendre la place de son timide fiancé lorsqu’il est convoqué à la guerre… Entretien avec l’autrice.
On pense évidemment, parmi d’autres modèles, à Mulan : est-ce l’une de vos sources d’inspiration ? Pourquoi aviez-vous envie de raconter une histoire qui se déroule durant le Moyen Âge ? Pourquoi avoir choisi cette période en particulier ?
Titouan Beaulin (le dessinateur avec qui j’ai collaboré sur La Chevaleresse) m’a écrit pour me proposer qu’on travaille ensemble il y a un peu plus de deux ans maintenant. Il avait quelques pitchs à me proposer, dont celui qui est devenu notre histoire pour la Chevaleresse : une jeune femme enfilant l’armure pour sauver son promis parti à la guerre, et qui croise une sorcière sur son chemin. Mulan était effectivement une de ses inspirations.
Ce pitch m’a tout de suite beaucoup parlé. Ça correspondait à tout ce que j’avais envie de raconter. Dans mes projets personnels, j’ai plutôt tendance à écrire des récits se déroulant dans un univers contemporain teinté de fantastique. Un contexte ancré dans une réalité historique a, pour moi, quelque chose d’intimidant. Mais le challenge m’a beaucoup plu.
L’héroïsme, notamment à travers la figure du chevalier, est encore aujourd’hui très associé à la masculinité. Je trouvais intéressant d’interroger les codes de genre avec un tel sujet. L’armure est aussi, forcément, très symbolique à beaucoup de niveaux. Ce que je trouve intéressant dans le Moyen Âge, c’est qu’il fait partie de notre imaginaire dès l’enfance, d’une façon fantasmée et caricaturale. Finalement, encore aujourd’hui, même si les choses évoluent, nous grandissons avec des images de chevaliers héroïques et des princesses douces et passives. Nous avons toutefois choisi de faire se dérouler notre histoire dans un Moyen Âge imaginaire, autant géographiquement qu’en terme de temporalité, pour pouvoir nous autoriser des libertés.
On croise, dans la littérature médiévale, des chevaleresses, mais uniquement dans la fiction. Historiquement parlant, s’il y a bien eu des femmes prenant les armes, elles sont extrêmement rares et généralement mal vues par la société. Pour préparer cette bd, avez-vous lu des ouvrages de médiévistes, ou des sources médiévales ?
J’ai choisi de ne pas trop me documenter sur les chevaleresses ayant existé, avant ou pendant l’écriture de cette histoire. Je ne voulais pas que mon récit devienne malgré moi teinté de la biographie d’une femme qui m’aurait particulièrement inspirée. J’aurais pris le risque de m’éloigner de mon sujet pour raconter autre chose.
J’ai lu quelques ouvrages plus documentaires sur la vie au Moyen Âge, et j’ai surtout la chance d’être entourée de personnes passionnées par l’histoire et le Moyen Âge, qui étaient toujours partant.e.s pour répondre à mes questions les plus saugrenues. Même si je n’avais pas pour ambition de faire une bande dessinée factuellement historique, j’ai essayé qu’elle soit crédible sur le plus d’aspects possibles.
Si la bd se centre sur Héloïse, vous consacrez un chapitre à Armand, son fiancé, dans lequel il découvre la violence sociale, notamment en se rapprochant d’un paysan. C’était important, pour vous, de montrer et de faire parler des non-nobles ?
Oui, vraiment. Même s’ils souffrent des attentes de la société et de leurs parents, Héloïse et Armand restent des nobles, privilégiés, qui ont bien plus que d’autres la possibilité de penser et de vivre leurs vies comme ils l’entendent. Une fois sortis du huis clos protecteur dans lequel ils ont toujours évolué, je voulais qu’ils soient tous les deux confrontés à leurs privilèges.

Cela me semblait tout aussi important pour les lecteurs et les lectrices. Dans l’imaginaire collectif, le Moyen Âge ce sont les nobles, les chevaliers. On oublie tous celles et ceux qui, malgré un destin moins prestigieux, font tout autant partie de l’histoire et pour qui la vie était bien plus difficile. Je voulais leur accorder une place, qu’ils puissent aussi nous confronter à leur vécu.
A la guerre, Héloïse découvre la brutalité des combats et se rend compte que « ce n’est pas comme dans les chansons ». Cette représentation brutale et désenchantée du fait guerrier se retrouve fréquemment aujourd’hui, notamment dans la fantasy. Pourquoi avoir choisi d’en faire le point culminant de l’intrigue ?
Cela s’est imposé au fil de l’écriture et de discussions avec mes proches. Et finalement c’était ce que je voulais raconter : le contraste violent entre le fantasme lié à la figure héroïque du chevalier et la réalité crue d’un champ de bataille.

Je ne voulais pas d’un simple jeu d’inversion des genres qui, finalement, ne servirait qu’à reproduire des schémas caricaturaux. C’est à mon sens la limite de l’héroïne « badass » : la violence ne devient pas quelque chose de positif parce qu’elle est entre les mains d’une femme. La guerre n’a rien de beau ni de glorieux, ce sont des vies massacrées pour le pouvoir de quelques-uns.
Héloïse se sent écrasée sous le poids de ce que l’on attend d’elle, et voit dans ces chevaliers la promesse d’une liberté à laquelle elle aspire. Quand on rêve d’une autre vie, on bricole un tableau sans nuance où tout est perçu d’une façon très positive. La confrontation avec la réalité peut être violente et douloureuse, car elle ressemble rarement à ce qu’on avait imaginé.
C’est à partir de ce désenchantement que l’on peut créer la vie que l’on souhaite réellement, plus nuancée, plus proche de valeurs qui nous ressemblent.
Dans un premier temps, Héloïse est persuadée que quand elle sera devenue comtesse elle pourra faire changer les choses et rendre ses envies acceptables. Mais elle finit par partir sur les routes avec son amoureuse. Est-ce un message ? Peut-on changer un monde injuste ou ne peut-on que le quitter pour s’inventer ailleurs ?
Plusieurs fois, au cours de l’écriture, certaines des personnes avec qui je partageais l’avancée de cette histoire m’ont dit qu’Héloïse devrait rentrer chez elle pour changer les choses. Mais je n’arrivais pas à imaginer une telle fin, qui me semblait un peu naïve, ou disons trop optimiste.

Je crois qu’un système injuste mais bien ancré ne pourra pas changer du jour au lendemain. Parfois il est d’abord question de survie, de se faire passer en priorité, et c’est ce que je souhaitais pour mes personnages. Et puis, Héloïse renonce à son confort, à ses privilèges, parce que sa liberté lui semble bien plus importante. Inventer d’autres chemins est, à mon sens, une manière de changer les choses.
On termine généralement cet entretien en posant une question sur l’engagement des auteur.rice.s dans la société contemporaine. Peut-on utiliser l’histoire (médiévale) pour parler de notre époque, de nos luttes, de nos possibles ?
Je crois qu’en effet, on peut trouver dans l’Histoire nombre de pistes de réflexions pour notre présent. Parce que les problématiques rencontrées se rejoignent, se répondent, que beaucoup de problèmes ne sont pas forcément réglés. Parce que les essais, tentatives, échecs, situations du passé sont toujours riches en apprentissages.
En ce qui concerne le Moyen Âge, nous avons beaucoup de clichés en tête, qui participent aussi à penser notre présent. Que ce soit parce que les constructions sociales, patriarcales, existent toujours, ou parce que l’on nous raconte/enseigne l’Histoire d’une façon biaisée pour coller à une certaine vision des choses (le fait qu’on ait longtemps effacé les femmes de l’Histoire, par exemple). Nombre d’historiens et d’historiennes travaillent à proposer une vision historique plus juste et nuancée, cela ne peut qu’enrichir notre façon d’envisager le présent également.
La chevalerie, comme je l’évoquais plus tôt, est aussi quelque chose qui est très ancré en nous, lié à l’enfance : même si on tend aujourd’hui à proposer des modèles moins genrés et stéréotypés aux enfants, les petits garçons jouant aux chevaliers, les petites filles en princesses, sont encore des modèles qui perdurent et avec lesquels nous nous sommes, pour beaucoup, construits. Bousculer les images que nous avons en tête, repenser les modèles avec lesquels nous nous construisons, ne peut qu’élargir le champ des possibles.
Voilà qui donne bien envie de découvrir « La chevaleresse », merci pour cet entretien !
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