
Vous ne pouvez pas vous passer de votre verre quotidien en rentrant du travail ? Ce soir, trinquez à la santé des moines qui ont rendu cela possible !
Des banquets romains aux moines médiévaux, à qui doit-on nos vignobles ?
La culture de la vigne est introduite en Gaule au VIe siècle avant notre ère par les Grecs ; elle se trouve déjà sur l’ensemble du territoire dès la fin du IVe siècle de notre ère. Puis le vignoble romain survit à la chute de l’Empire romain au Ve siècle, notamment grâce au puissant ancrage de l’Église. Le christianisme en plein essor développe une symbolique autour de la vigne, fait du vin la boisson sacrée de la communion, mais aussi de l’hospitalité monastique – on ouvre toujours un bon pinard quand on a de la visite.

En pratique, ce sont abbayes et les monastères qui prennent la relève en s’appuyant sur les techniques romaines (pressoirs à leviers, grande serpe à vigne). L’idée est de faire beaucoup avec peu de moyens, car le commerce et les échanges autrefois facilités par l’unification du bassin méditerranéen sont complexes dans cette période de déprise économique : la viticulture devient alors plus locale. Il est toujours bon de faire vivre les petits cavistes !
Des histoires de moines viticulteurs
« Ils rebâtiront les villes dévastées et les habiteront, ils planteront des vignes et en boiront le vin ». Parole du prophète Amos.
Dans l’Ancien Testament, Amos est l’auteur d’un message prophétique. Il théorise notamment la refondation de la nation d’Israël par le peuple juif réuni. Comme le souligne Amos, la viticulture a un grand rôle à jouer dans cette reconstruction, elle est la marque de l’installation pérenne de la communauté. Or au haut Moyen Âge, les moines se perçoivent comme indispensables au maintien de la civilisation, ils pensent qu’ils vont reconstruire le monde en déclin.
Certains pionniers comme saint Calais fondent de nouvelles abbayes et débutent une activité viticole. En cherchant un terrain idéal dans le diocèse du Mans pour installer sa communauté, saint Calais découvre un site magnifique en pleine forêt au bord de la rivière de l’Anille : une source d’eau et une petite vigne baignée par la lumière. Ces signes de fertilité le poussent à s’installer à cet endroit. Seulement, cette forêt est une zone de chasse pour le roi Childéric qui s’en trouve bien fâché : il demande à saint Calais et ses moines de déguerpir mais change d’avis dès qu’il goûte le fameux vin produit à partir de la petite vigne !
De plus, Grégoire de Tours nous raconte dans son Histoire des Francs le cas d’évêques qui déménagent pour se placer sur des terres plus favorables à la viticulture. Les emplacements des sièges épiscopaux ont été pour la plupart choisis sous la domination romaine et à cette époque, les fondateurs avaient plutôt pensé à la production céréalière. Seulement, au début du VIe siècle, certains évêques rêvent de s’installer dans des paysages plus viticoles. Saint Grégoire, évêque de Langres, se plaisait bien plus dans une ville dépendante que dans sa ville épiscopale : il décide d’élire résidence non pas dans sa civitas mais à Dijon (même s’il faut attendre 1731 pour que le siège épiscopal se déplace officiellement). De la même manière, les évêques de Tongres instaurent un changement de siège dès le VIIIe siècle. Initialement implantés sur le plateau de la Hesbaye, ils décident de s’installer à Liège, lieu aux conditions plus que propices à la culture de la vigne. Un évêque, saint Lambert, avait initié le mouvement vers 660 en y élisant domicile. La basilique construite à son honneur est alors devenue la nouvelle église cathédrale du diocèse. Ces choix de lieux montrent l’importance religieuse mais aussi politique des vignes.
La viticulture nécessaire à toute existence de haut rang
Il est nécessaire d’entretenir un vignoble de qualité pour fournir du vin, d’une part pour les cérémonies religieuses mais également pour les réceptions dans chaque ville épiscopale et chaque monastère. En effet, les évêques et les moines sont tenus d’accueillir les voyageurs, qu’ils soient riches ou pauvres et de leur offrir l’hospitalité. La vigne joue alors un rôle religieux comme politique car l’évêque est amené à recevoir aussi bien le roi et des seigneurs que de hauts personnages ecclésiastiques dans sa cité. Disposer d’une cave généreusement remplie constitue alors une priorité : honte à celui qui ne peut pas fournir assez de boisson ! Seulement, l’accueil des voyageurs et hauts personnages est parfois intéressé. L’hospitalité des moines et des évêques permet aussi de recevoir facilement des dons. Les documents de l’abbaye de Lorsch au VIIIe nous en donnent plusieurs exemples : en 528, l’évêque Germain guérit le roi Childebert et se fait remercier en se faisant offrir des vignes ; en 587, les moines de l’abbaye de Saint Bénigne reçoivent des terres avec vignes de la part du roi Gontran de Bourgogne. Dès l’époque carolingienne, on accueille les riches personnages dans un endroit spécialement construit pour eux, éloigné des plus pauvres : la cella hospitum. Les dons sont faits dans le but de recevoir la protection spirituelle des religieux car on pensait qu’ils protégeaient de la peste, des famines.
De plus, le pouvoir politique soutient la production de vin. Lorsque les Burgondes envahissent le territoire des Éduens au Ve siècle, le roi Gondebaud promulgue la loi Gombette qui fait de la vigne un moyen de s’approprier le sol :
« Quiconque aura planté une vigne dans un champ en friche sans que nul n’y soit opposé, en restera propriétaire. »
En 800, Charlemagne lui-même prend des mesures pour améliorer son vin :
« Que nos intendants se chargent de nos vignes qui relèvent de leur ministère, et les fassent bien travailler, qu’ils mettent le vin dans une bonne vaisselle et qu’ils prennent toutes les précautions pour qu’il ne soit gâté d’aucune manière. »
Les moines n’étaient donc pas les seuls intéressés par la boisson !

Le vin des moines : qualité et… quantité
Mais les moines maintiennent un réel avantage. Comme l’écrit l’historien Roger Dion : « On loue la perfection de la viticulture monastique jusqu’à l’Ancien Régime. » Pour le travail physique, les moines peuvent parfois être aidés par les laïcs. L’exode des villes entrainé par la chute de Rome poussent ces derniers à s’installer près des monastères. Un paysan peut choisir de se placer sous la protection des moines en abandonnant sa liberté : il doit alors en échange travailler sur les terres de l’abbaye.
On peut estimer la quantité de boisson consommée chaque jour par moine grâce à la Règle d’Aix de 816 : environ deux litres. Ainsi, pour abreuver tout ce beau monde, la production devait être massive. Par exemple, l’abbaye de Bobbio fondée par saint Benoit a produit 800 amphores en 644. Au IXe siècle, Saint-Germain-des-Prés devait produire plus de 50 000 litres par an. Les moines viticulteurs étaient des producteurs efficaces !
Ainsi, la viticulture du haut Moyen Âge montre à quel point possession des terres, exploitation agricole et pouvoir politique sont liés. Développer la production du vin contribue à l’influence croissante de l’Église à travers tout le Moyen Âge.
Léa Delautel
Pour aller plus loin
Danièle ALEXANDRE-BIDON, Perrine MANE et Mickaël WILMART. “Vignes et vins au Moyen Âge. Pratiques sociales, économie et culture matérielle – Introduction”. In : L’Atelier du CRH 12 (sept. 2014).
Roger DION. Histoire de la vigne et du vin en France. Des origines au XIXè siècle. CNRS EDITIONS, 25 mars 2010.
Roger DION. “Viticulture ecclésiastique et viticulture princière au Moyen Âge”. In : Revue Historique 212.1 (1954), p. 1-22. URL : http://www.jstor.org/stable/40948467.
Renée DOEHAERD. “Au temps de Charlemagne et des Normands : Ce qu’on vendait et comment on le vendait dans le bassin parisien : Courte méditation sur le travail historique”. In : Annales. Histoire, Sciences Sociales 2.3 (1947), p. 266-280. URL : http://www.jstor.org/stable/27578371 (visité le 12/06/2022).
Gérard GUYOT. “Petite histoire de la vigne et du vin au Moyen Âge”. In : Académie de Villefranche et du Beaujolais (2018). URL : http://academievillefranche.simplybiblio.fr/catalogue/docweb/1817.pdf.
Marcel LACHIVER. Vins, vignes et vignerons : histoire du vignoble français. Paris, Fayard, 1988.
Perrine MANE, Le travail à la campagne au Moyen Âge. Étude iconographique, Paris, Picard, 2006.
Desmond SEWARD. Les Moines et le Vin : histoire des vins monastiques. Ed. Pygmalion/Gérard Watelet, 1982.
Jean VERDON, Boire au Moyen Âge, Paris, Perrin, 2002.
Bonjour,
Je voudrai juste une précision pour être certain d’avoir bien compris.
Vous avez bien écrit que chaque moine, en moyenne boit deux litres de vin par jour ?
Merci !
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Oui, tout à fait, c’est le chiffre mentionné dans les règles monastiques. Ca peut paraître énorme mais il faut se rappeler que le vin médiéval est très faiblement alcoolisé : en réalité, c’est parfois à peine plus qu’un jus de raisin un peu fermenté. En outre le vin se boit souvent coupé d’eau. Bref, n’imaginez pas des moines alcoolos – même si cette consommation monastique d’alcool est suffisamment forte pour donner naissance au cliché du « moine ivre », dont frère Tuck de Robin des Bois est un bon exemple.
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