Quand les femmes faisaient la bière

Cet été, j’ai plusieurs fois bu un verre avec une de mes amies amatrice de bière. Il se trouve que je ne bois pas d’alcool. A chaque fois, c’est pareil : le serveur ou la serveuse amène la pinte (ou la chope, m’embêtez pas j’y connais rien) et la pose devant moi. Je suis un homme, c’est donc forcément moi qui boit de la bière, tandis que mon amie hérite de mon sirop de grenadine. Evidemment c’est un cliché sexiste, mais qui m’agace tout particulièrement. En effet, jusqu’au XIVe siècle, la bière était surtout fabriquée par des femmes !

Le temps des brasseuses

Femme brassant de la bière. Source : Wikicommons.

Le fait de brasser de la bière fait pendant longtemps partie des activités « normales » d’une femme médiévale. Il s’agit en effet d’une tâche domestique, liée aux soins du ménage : de même que la femme fait le pain, nettoie la cuisine ou entretient le foyer, elle doit brasser de la bière pour la consommation familiale. Evidemment, l’avantage de la bière est qu’il est facile d’en produire des quantités relativement importantes sans pour autant démultiplier sa charge de travail – c’est un peu la même chose pour des confitures, par exemple, alors que ce n’est pas le cas pour des vêtements. Du coup, on trouve, partout en Europe, de nombreuses femmes qui vendent une partie de leur production de bière.

Le phénomène n’est pas marginal : dans un petit village du Northamptonshire, au début du XIVe siècle, un tiers des femmes (soit 300 femmes) vendent leur bière lors de la foire locale. Au même moment, Oxford compte 115 brasseuses, parfois également désignées dans les sources comme « fabricantes de cervoise » ou encore « cabaretières ». La plupart vendent ponctuellement de petites quantités de bière. Selon les calculs de l’historienne Judith Bennett, spécialiste de cette question, dans le sud-est de l’Angleterre, seuls 25% des ménages vendent de la bière trois fois par an ou plus : la quasi-totalité des familles vend de temps en temps, quand la production a été supérieure, quand on a eu le temps d’en fabriquer davantage, etc. Cela n’empêche pas certaines femmes de devenir de vraies professionnelles : en 1301, une certaine Maud Elias vend 100 gallons de cervoise (environ 500 litres) à la maison du roi Edouard Ier.

Il faut dire que la bière est alors très massivement consommée à l’échelle locale. Même si l’introduction du houblon, à partir du début du XIIIe siècle, permet une meilleure conservation de la bière et permet donc de l’exporter plus facilement, la bière reste un produit lourd, et donc coûteux à transporter. On estime ainsi que le prix augmente de 25 à 70% tous les 100km ! A ce compte-là, mieux vaut en effet acheter à ses voisines.

L’arrivée des hommes

Ce paysage économique, marqué donc à la fois par le rôle des femmes et par l’importance de la production domestique et locale, change petit à petit. Dès le XIIIe siècle, on voit apparaître de grandes exploitations spécialisées dans la fabrication et la vente de grosses quantités de bière : souvent urbaines, souvent installées dans des ports – le transport maritime et fluvial coûte bien moins cher –, ces entreprises sont généralement contrôlées par des hommes.

Ce mouvement s’accélère au XIVe siècle. On compte 137 brasseuses à Oxford en 1311, mais elles ne sont plus que 83 en 1348, alors même que la population de la ville a augmenté. En 1330, près de 90% de la bière vendue en Angleterre a été fabriquée par des femmes : en 1500, seules une poignée de femmes sont encore actives, et ce sont presque uniquement des veuves qui continuent à faire tourner les brasseries de leurs défunts maris.

Comment comprendre cette transformation ? Elle a deux causes. D’abord une cause économique : au moment de la Peste, la consommation de bière augmente énormément. Le marché de la bière devient donc de plus en plus rentable : il attire alors des hommes, généralement déjà dotés d’un capital économique confortable, qui y investissent de grosses sommes. On passe d’une petite production locale à de grosses productions destinées à la vente et à l’exportation. Cette dynamique de concentration exclut peu à peu les petites entreprises au profit de grandes installations spécialisées. Les chaudières en cuivre remplacent les récipients en terre cuite : cela permet de produire beaucoup plus et plus vite, mais, évidemment, ça coûte très cher et demande donc de gros investissements. Or les femmes, en règle générale, n’ont pas de tels moyens. Familiers du monde du commerce urbain, dotés d’un capital économique, social et symbolique, les hommes mettent en jeu leurs réseaux et monopolisent peu à peu le monde du brassage : les brasseuses, qui ne peuvent pas rivaliser, sont progressivement mises à l’écart.

La deuxième raison, sur laquelle insiste Judith Bennett, est un « tournant misogyne » qui touche alors l’ensemble de l’Europe médiévale. Les femmes sont de plus en plus décrites comme étant malhonnêtes, cupides, peu hygiéniques, et sont globalement exclues de pas mal de métiers à cette époque. Pour ce qui est du brassage, elles sont associées à la cervoise, fabriquée à base de gruit, tandis que les hommes sont associés à la bière, fabriquée avec du houblon : la mode et la modernité sont du côté des hommes. A partir des années 1500, de nombreux pouvoirs publics entreprennent d’exclure officiellement les femmes du monde du brassage : on leur interdit d’appartenir aux corporations de brasseurs, on interdit aux tavernes d’acheter de la bière brassée par les femmes, etc. Ces instruments juridiques, redoublés par des textes et des images qui présentent sous un mauvais jour les brasseuses, contribuent ainsi à la masculinisation rapide et quasi-absolue du métier.

Cette histoire est éclairante. Elle montre la manière dont les hommes ont su récupérer l’industrie brassicole lorsqu’elle est devenue rentable, en excluant volontairement les femmes d’un univers qu’elles avaient dominé pendant des siècles. Les femmes n’ont pas arrêté de faire de la bière : on le leur a interdit, afin de les exclure d’une activité soudainement devenue intéressante puisque rentable. Une interdiction tellement efficace que, quelques siècles plus tard, la bière est couramment perçue comme une boisson typiquement masculine…

Pour en savoir plus

– L’essentiel de cet article se base sur Rod Philips, Une histoire de l’alcool, p. 89-97

– Judith Bennett, Ale, Beer and Brewsters in England : Women’s Work in a Changing World, 1300-1600, New York, Oxford University Press, 1996.

– Noëlle Philips, « The herstory of beer », The Growler, 15 janvier 2021.


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