L’archéologie des croisades, c’est passionnant. La preuve avec cette fouille toute récente de deux fosses communes à Sidon (Liban), où on a retrouvé 25 squelettes datés du milieu du XIIIe siècle.
Cet article a été coécrit par Florian Besson d’Actuel Moyen Âge et Juliette Cazes, qui tient le média « Le Bizarreum ».
Fouiller une fosse commune

Sidon, sur la côte libanaise, est une ville fortifiée tenue par les Latins depuis 1111. Elle appartient au royaume latin de Jérusalem. Les fouilles se sont ici concentrées sur la partie entourée en rouge. À l’époque médiévale, cette partie de la ville était le fossé entourant la muraille. On y a creusé deux fosses communes dans lesquelles on a jeté des squelettes en vrac. On pense que ces deux fosses ont été creusées au même moment car on a retrouvé des correspondances entre les os que chacune contenait, suggérant qu’elles étaient ouvertes en même temps.
Les fosses communes peuvent correspondre, en fouilles archéologiques, à plusieurs évènements. Cela peut être des fosses de réduction de corps pour faire de la place en contexte funéraire, des fosses en lien avec des troubles sanitaires, mais également des fosses liées aux crimes de masse : lorsque ces dernières sont découvertes, elles sont directement liées au monde médico-légal et les résultats seront éventuellement utilisés dans le cadre d’enquêtes internationales. Malgré cet aspect médico-légal, ce sont les méthodes de l’archéologie qui sont appliquées pour la fouille in situ. Enfin, comme pour le cas de Sidon, la fouille peut répondre à un besoin logistique d’enfouissement des corps.
Que ce soit dans le cadre de fouilles archéologiques de fosses récentes ou de crimes de guerre et de génocides, il n’est pas rare d’avoir des corps déplacés et divisés. Dans ces cas, c’est bien souvent l’analyse ADN qui aide à déterminer, en plus de l’analyse physique et vestimentaire, si un corps est réparti entre plusieurs fosses. Ce travail titanesque englobe le travail de terrain et la post-fouille, qui sont des étapes à la fois longues et fastidieuses, mais aussi nécessaires pour comprendre si des ossements ont été répartis dans plusieurs fosses ou non.
Au cœur de l’enquête
Dans les fosses de Sidon, les archéologues ont retrouvé quelques objets en métal : clous et poignées de seaux. Leur analyse permet de les dater de la période franque (donc XIe – XIIIe siècle). C’est une information utile, mais qui n’est pas assez précise pour relier les fouilles à un événement en particulier. Heureusement, on a aussi retrouvé une pièce de monnaie, un besant en argent daté de 1245. C’est ce qu’on appelle un terminus post quem : les fosses peuvent remonter jusqu’à 1245, mais pas avant.
Dans ces deux fosses, on a trouvé environ 25 squelettes. Tous des hommes, tous âgés de plus de 15 ans. Les cadavres ont été déposés dans ces deux fosses dans un état de décomposition relativement peu avancé : en étudiant la manière dont les os s’articulent les uns aux autres, on sait qu’il y avait encore des tissus mous (muscles, tendons, peau) au moment de l’inhumation. Cependant, on sait également que ce n’étaient pas non plus des cadavres très frais : les squelettes sont très désarticulés et plusieurs ont été grignotés par des chiens (mais pas entièrement dévorés). Conclusion : les morts sont probablement restés à l’air libre quelques jours avant de pouvoir être enterrés. Pourquoi ? À suivre.

Lorsqu’un corps se décompose, certaines parties deviennent bien plus labiles, c’est-à-dire plus mobiles, que d’autres. C’est par exemple le cas des extrémités du corps comme les os des pieds et des mains ainsi que la mâchoire. Pour autant, d’autres éléments peuvent mettre davantage de temps à se décomposer et à se séparer : l’articulation de la hanche peut par exemple être très résistante. On retrouve aussi ce type de cas lors de fouilles d’ossuaires médiévaux, lorsqu’il y a réduction de corps de la part des vivants pour faire de la place à de nouveaux morts. Et évidemment : quand on manipule un corps en cours de décomposition ou bien en partie altéré par des animaux charognards, il n’est pas impossible que des éléments se détachent.
Grâce à l’anthropologie biologique, l’analyse des traces visibles permet une meilleure compréhension de ce qui est arrivé à un os. En effet, les lésions osseuses seront très différentes selon la condition de l’os. On distingue notamment un « os vert », cet os qui est toujours hydraté et élastique en post-mortem, d’un os sec qui ne réagira pas de la même façon à une lésion post-mortem. En clair, les lésions et leur analyse permettent de déterminer si elles sont ante-mortem, peri-mortem ou bien post-mortem. Ces dernières sont étudiées en lien avec leur effet sur l’os : la lésion était-elle accompagnée d’une cicatrisation, ce qui indique une blessure du vivant ? Ces analyses permettent aussi de déterminer le type d’objet qui a pu provoquer ces blessures. Ainsi, le rognage des os par des charognards laisse des traces assez caractéristiques pour les différencier de celles qui auraient pu être causées par un humain, à des fins de séparation des corps ou de cannibalisme.
Les altérations animales ne sont pas rares : on trouve des marques de rongeurs, d’animaux carnivores et bien sûr d’oiseaux. Lorsque le cadavre est laissé à l’air libre, des animaux peuvent avoir emporté une partie du corps pour la dévorer ailleurs, ce qui peut expliquer que les chercheurs ne trouvent pas toujours de squelettes complets. En bref, la vie d’un corps laissé à l’air libre n’est pas de tout repos face à la nature !
Pendant que les corps gisaient au sol, ils ont probablement été pillés : on n’a retrouvé ni objets ni armes. Même les têtes de flèches (qui ont blessé plusieurs d’entre eux) ont été récupérées. Au Moyen Âge, le métal est très précieux, donc ce n’est pas étonnant.
Coups et blessures

Les os montrent énormément de signes traumatiques : plusieurs centaines d’os avec des fractures. Au moins 9 individus sont morts d’un coup violent au crâne. Plusieurs ont été décapités, probablement après le combat. En étudiant les blessures, on peut conclure qu’elles ont été faites avec des armes tranchantes (épées ou haches) ou, plus rarement, des armes lourdes (masse). Sur cette photo, on voit que le crâne a été perforé, probablement par une masse avec des piques (une morgenstern). La plupart des blessures se concentrent sur le haut du corps, ce sont des blessures typiques de fantassins combattant des cavaliers. Et dans leur majorité, elles se situent sur le dos : les morts seraient-ils des soldats en train de fuir, rattrapés par des ennemis ?
De nombreux squelettes portent des traces d’anciennes blessures ayant cicatrisé (y compris de blessures lourdes, notamment à la tête) : très probablement des professionnels de la guerre, couverts de cicatrices.
Lorsqu’il y a étude de corps en lien avec des combats à des périodes médiévales, les blessures sont très impressionnantes et permettent de restituer le type et le poids des armes utilisées. Il est bien souvent possible de déterminer si les assaillants étaient à cheval ou non, en regardant la disposition des blessures et leur angle sur les os. Pour autant, il est important de rappeler que les os ne nous révèlent pas tous les types de mort. Des blessures hémorragiques, par exemple, pouvaient s’ajouter, et les os n’en gardent aucune trace. En analysant les blessures et en tentant d’en dresser une chronologie, on peut savoir si un corps a été manipulé post-mortem mais également si ce dernier a été la cible d’un possible acharnement durant ou après sa mort. Les lésions ne forment pas les mêmes fractures et c’est leur analyse qui permet d’orienter vers un type d’arme ou d’objet plutôt qu’un autre. Là où un coup peut être fatal s’il est bien mené, un grand nombre de coups sur un même corps peuvent également induire une volonté de vraiment marquer le corps de l’ennemi, et parfois de l’outrager volontairement.
Un autre champ de bataille très étudié pour ses blessures ante et peri-mortem est celui de la bataille de Towton en 1461 en Angleterre, bien que ni les époques ni les circonstances ne soient les mêmes. Notons toutefois que l’étude des blessures des combattants a permis de déterminer si les morts étaient en train de courir ou non au moment où ils ont été frappés. Grâce à des blessures sérieuses mais cicatrisées, on a pu déterminer qu’un grand nombre de vétérans de guerre avaient participé à la bataille. La présence de vétérans lors des combats est en effet plus facile à démontrer lorsque les ossements sont porteurs de blessures importantes et cicatrisées, comme des blessures maxillo-faciales pour citer les plus imposantes. On peut alors savoir si un bataillon était composé de professionnels de guerre ou, à l’inverse, de jeunes individus éventuellement/probablement moins expérimentés.

Source : Caroline Wilkinson, Richard Neave, The reconstruction of a face showing a healed wound, Journal of Archaeological Science, Volume 30, Issue 10, 2003.

Conclusion
Résumons ce qu’on a appris : des hommes, des soldats professionnels, tués au combat ou juste après, qu’on a laissés pourrir à l’air libre quelques jours avant de les jeter dans une fosse commune. C’est là qu’on se tourne vers les sources écrites : la chronique L’Estoire d’Eraclès raconte une attaque des troupes de Damas contre Sidon, en 1253. À ce moment, le roi Louis IX de France y réside et fait reconstruire les murailles. Selon la chronique, des centaines de personnes – civils et combattants – furent tués durant cette attaque surprise. Jean de Joinville raconte comment le roi en personne, après le combat, entreprit de déplacer les « corps décomposés pour mieux les enterrer ». Une manière pour Joinville de mettre en valeur le saint roi. Les deux sources concordent et recoupent parfaitement les vestiges archéologiques. On peut donc penser qu’on a affaire à des soldats morts pendant les combats de 1253, qui n’ont pu être enterrés que plusieurs jours après, dans des fosses creusées à la hâte.
Ces fouilles soulignent donc la complémentarité entre les fouilles archéologiques et le travail sur les sources écrites : les deux se nourrissent mutuellement, et ce dialogue permet d’enrichir nos connaissances !
Cet article résume un autre article, paru dans la revue Plos One en août 2021, et signé par Richard N. R. Mikulski, Holger Schutkowski, Martin J. Smith, Claude Doumet-Serhal, Piers D. Mitchell ; accessible ici : https://journals.plos.org/plosone/article?id=10.1371/journal.pone.0256517
Sources supplémentaires :
- Blood Red Roses: The Archaeology of a Mass Grave from the Battle of Towton AD 1461, Veronica Fiorato, Anthea Boylston and Christopher Knusel, with a foreword by Robert Hardy,
Oxbow 2007
- Štefan, I., Stránská, P., & Vondrová, H. (2016). The archaeology of early medieval violence: The mass grave at Budeč, Czech Republic. Antiquity, 90(351), 759-776.
- Vidéos & article si souhaité :
- Fouilles de charniers & morts de masse : https://youtu.be/4Ic1EKDK8TI
- Article associé : https://lebizarreum.com/lanthropologie-medico-legale-humanitaire-complement-de-video/
- Les morts de Towton : https://youtu.be/0R9O7lmsNFY
- Article associé : https://lebizarreum.com/les-morts-de-towton-complement-de-video-sur-le-cas-de-cette-bataille/
Très intéressant, je n’imaginais pas tout ce travail scientifique genre cold-case !
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