Aristote, le vide impossible et la lévitation universelle

Je termine la lecture du dernier ouvrage de Nicolas Weill-Parot, Le vol dans les airs au Moyen Âge. C’est une enquête passionnante sur la manière dont les scientifiques médiévaux ont réfléchi sur le vol : vol des oiseaux, impossibilité du vol humain, inventions de machines volantes, etc. Parmi de nombreux chapitres extrêmement riches, la réflexion de Walter Burley sur le vide est fascinante.

Un problème

Walter Burley est un docteur en théologie né vers 1275 et mort en 1344, qui enseigne à Oxford puis à Paris. Comme la plupart des auteurs de l’époque, il réfléchit, commente et discute les œuvres d’Aristote. Parmi de nombreuses questions, il se demande si le vide peut exister.

Aquamanile à l’effigie d’Aristote et Phyllis, XVe siècle, Musées Royaux d’Art et d’Histoire de Bruxelles. Source : Wikicommons

Il part d’un vieux problème, bien connu des auteurs de l’Antiquité : si on appuie deux planches l’une contre l’autre, d’une manière absolument hermétique (donc sans laisser d’espace intermédiaire entre les deux planches) et qu’ensuite on les écarte, l’air va mettre un certain temps pour parvenir jusqu’au milieu. En effet, la théorie d’Aristote exclut la possibilité d’un mouvement immédiat. L’air se déplace très rapidement, mais pas instantanément, et mettra donc un certain moment pour « remplir » l’espace entre les deux planches.

Donc, pendant un instant, même infime, avant que l’air n’arrive, il y aura du vide entre les deux planches. Or, la vision du monde d’Aristote exclut également la possibilité du vide. Selon la célèbre formule, « la nature a horreur du vide », et donc le vide ne peut pas exister.

Aïe… Les deux planches posent donc un problème majeur : soit l’air se déplace instantanément, ce qui est impossible, soit il ne se déplace pas instantanément et donc il y a du vide pendant un bref instant, ce qui est impossible. Catastrophe : faut-il jeter son Aristote… ?

Une solution

Plusieurs solutions sont apportées au fil des siècles à ce problème de physique. Walter Burley avance la sienne : entre deux corps solides, il existe un corps intermédiaire fluide, un air interstitiel. Quand on écarte les deux planches, l’air extérieur vient petit à petit remplir l’espace, pendant que l’air interstitiel se dilate petit à petit vers l’extérieur. Il n’y a donc jamais « rien » à aucun endroit.

Autrement dit, deux objets, quels qu’ils soient, ne se touchent jamais directement : entre les deux, il y a toujours une couche d’air, aussi mince soit-elle. Burley prend plusieurs exemples, notamment celui d’une grosse pierre tombant sur une petite pierre : en réalité, les deux pierres ne se touchent pas, la grosse pierre ne traversera jamais totalement « l’air interposé » qui existe entre les deux objets. On a l’impression que les pierres se touchent, car la couche d’air est minuscule, mais le contact est toujours indirect : exactement, explique notre auteur, comme quand on touche un objet avec des gants.

On s’envole, on s’envole, on s’envooooooole !

Rouen, BM ms. 1044, fol. 210r : Dédale et Icare.

Conséquence logique et inévitable de cette solution : « un animal, en se promenant, ne touche jamais terre, mais marche sur de l’air, car de l’air s’interpose toujours entre sa patte et la terre ».

Burley note que cela peut avoir l’air d’une « bouffonnerie », mais que scientifiquement parlant c’est tout à fait exact. Certes, « la manière habituelle de parler » fait qu’on dit qu’un animal marche sur la terre, mais en réalité tous les animaux marchent sur… de l’air, soutenu par la terre. Tous, l’homme compris !

Or, marcher sur l’air, cela s’appelle voler. A partir d’une réflexion sur l’impossibilité du vide, Walter Burley est donc logiquement amené à conclure que tous les animaux se déplacent sans jamais toucher directement le sol…

Pas touche !

J’ai trouvé cette réflexion fascinante. D’abord parce qu’elle est très drôle. Ensuite parce qu’elle montre que les scientifiques médiévaux, loin d’être des crétins obscurantistes, sont des esprits très fins, très pointus, qui cherchent en permanence de nouvelles solutions théoriques à des problèmes complexes de physique. Héritiers de la physique d’Aristote, ils n’en sont jamais prisonniers et savent la remettre en question, la corriger, l’adapter aux nouvelles idées de leur temps.

Enfin, cette théorie peut nous sembler très farfelue, mais en réalité elle n’est pas si éloignée de notre vision contemporaine : on affirme aujourd’hui que les atomes se repoussent mutuellement et ne peuvent jamais réellement se toucher. Dans un sens très réel, les physiciens contemporains disent donc que nous ne touchons jamais rien !

Walter Burley, au début du XIVe siècle, est ainsi à mi-chemin entre Aristote et nos physiciens contemporains. Une manière de nous rappeler que nous sommes, à bien des égards, inscrits dans une histoire continue. Sur ce, je sors courir… en volant, donc, ce qui est quand même extrêmement classe.

Pour en savoir plus

  • Nicolas Weill-Parot, Le vol dans les airs au Moyen Âge, Paris, Les Belles Lettres, 2020.
  • Nicolas Weill-Parot, Points aveugles de la nature : la rationalité scientifique médiévale face à l’occulte, l’attraction magnétique et l’horreur du vide, Paris, Les Belles Lettres, 2013.

4 réflexions sur “Aristote, le vide impossible et la lévitation universelle

  1. Je viens de finir également l ouvrage sur le vol au moyen age. Il est très intelligent
    Peut-être est-ce du au sujet qui est complexe, certaines parties ou phrases sont assez obscures, difficiles à comprendre au moins pour un non historique,quoique que certains ouvrages d historiens sont d une grande limpidité
    Qu en pensez-vous?

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    1. Je vous rassure : moi aussi j’ai trouvé l’ouvrage parfois difficile à comprendre ! Il faut dire que les débats entre les auteurs médiévaux sont très techniques, portant sur des nuances de vocabulaire qu’il est parfois difficile de rendre…

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  2. Il est amusant de constater que les médiévaux, par l’intermédiaire d’Aristote, profitaient d’un paradigme beaucoup plus subtile et riche de possibilités que l’actuel.

    La physique actuelle souffre fort de ne pas connaître les présocratiques et la synthèse qu’en tire Aristote : ils pourraient se rendre compte qu’ils ont adopté l’une des plus médiocres manière de rendre compte du mouvement et de la permanence.

    Non seulement le non-être ne peut pas être, mais aucune étendue ne saurait être infinie (par construction), et si les particules élémentaires (les atomes, les vrais) ne se comportent ni comme des corps ni comme des éléments premiers (ils peuvent apparemment se transformer), c’est qu’il faut présenter les choses autrement.

    L’Être est un, le non-être n’est pas, aucune des formes observables n’est élémentaire, le principe du changement est lui-même constant (le moteur immobile), c’est l’effet qui implique la cause (et non l’inverse), … autant de propositions qui évaporent les pseudo-apories de la physique contemporaine, et ses tentations platonisantes -pour ne pas dire pythagoriciennes !

    Sans compter les délires quasi-gnostiques qui reposent sur des malentendus affligeants, comme l’ « écologie », cette fameuse science qui se propose de n’approcher ses objets que par ce qui leur est extérieur.

    Non seulement c’est une démarche impossible, mais en plus « oïkos » ça désigne la maison, le domicile -c’est un intérieur !

    Bref !

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  3. Il est amusant de constater que les médiévaux, par l’intermédiaire d’Aristote, profitaient d’un paradigme beaucoup plus subtile et riche de possibilités que l’actuel.

    La physique actuelle souffre fort de ne pas connaître les présocratiques et la synthèse qu’en tire Aristote : ceux que cela concerne pourraient se rendre compte qu’ils ont adopté l’une des plus médiocres manière de rendre compte du mouvement et de la permanence.

    Non seulement le non-être ne peut pas être, mais aucune étendue ne saurait être infinie (par construction), et si les particules élémentaires (les atomes, les vrais) ne se comportent ni comme des corps ni comme des éléments premiers (ils peuvent apparemment se transformer), c’est qu’il faut présenter les choses autrement.

    L’Être est un, le non-être n’est pas, aucune des formes observables n’est élémentaire, le principe du changement est lui-même constant (le moteur immobile), c’est l’effet qui implique la cause (et non l’inverse), … autant de propositions qui évaporent les pseudo-apories de la physique contemporaine, et ses tentations platonisantes -pour ne pas dire pythagoriciennes !

    Sans compter les délires quasi-gnostiques qui reposent sur des malentendus affligeants, comme l’ « écologie », cette fameuse science qui se propose de n’approcher ses objets que par ce qui leur est extérieur.

    Non seulement c’est une démarche impossible, mais en plus « oïkos » ça désigne la maison, le domicile -c’est un intérieur !

    Bref !

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